" Ce miroir a une valeur immense pour moi. Vous serez grassement récompensé ! " Ainsi avait parlé l'étrange individu ayant convaincu Lamnard de prendre cette mission. La Révolution devait parfois s'interrompre pour rassasier les ventres affamés de ses partisans, et les fiers abolitionnistes à son bord vivaient une période creuse : aux abords de la fantasque Zangabal, nul navire marchand faiblement protégé, nulle exploitation qui n'ait ni murs ni garde en armure. Cette cité du bout du monde était tout simplement une merveille de civilisation et d'ordre, ou tout du moins d'ordre apparent. Car, à condition d'y entrer et d'explorer ses ramifications, l'on voyait vite les complots et les sourdes machinations de mages obscènes menaçant de tacler du bout de l'ongle le fragile équilibre de l'éléphantesque joyau de la Kaltienne.
Cet endroit, le géant blond ne l'appréciait guère. Il faisait trop chaud, les gens y étaient trop riches et les esclaves y étaient trop nombreux et trop misérables. Le marché aux âmes était probablement le plus grand bazar esclavagiste qu'il ait jamais vu, Nexus incluse. C'était un lieu où la vie ne tenait qu'à un fil. Derrière l'hypocrisie des rondes de la milice et des démonstrations d'autorité des préfets de quartier, derrière les portes barrées avaient lieu orgies, injustices et invocations démoniaques. Ici, l'Ordre Immaculé n'avait certainement pas la moindre prise, et le Roi-Mage de Zangabal préservait une liberté de culte si généreuse qu'elle autorisait même les pratiques sacrificielles les plus dénuées de sens. Les autels aux dieux divers étaient partout, et les vendeurs à la sauvette vendaient amulettes magiques et bénédictions factices qui attireraient sûrement le mauvais oeil sur quiconque s'y laisserait prendre.
" Athmar Phong a ce que je cherche. Il dément, mais j'en ai la certitude. Il faut que vous me rameniez cet artefact ! C'est impératif ! Puis-je compter sur vous ? " Askrivios avait agité ses doigts boudinés comme s'il était pris d'une terrible syncope, juste pour appuyer ses paroles. Le nordique avait pu voir, aux rougeurs sur son visage, qu'il n'avait même pas l'habitude de s'agiter si peu de façon régulière. Ce gros lard vivait dans l'opulence la plus complète et, pour lui, la récompense ne serait qu'une broutille et l'artefact n'était sans doute qu'un prétexte. Ce qu'il voulait, c'était insulter ce Phong, c'était certain.
Qu'à cela ne tienne ! Il ferait le travail demandé, et quitterait Zangabal bien plus riche qu'en y arrivant, ce qui aiderait à panser son égo blessé par l'absence de grande libération d'esclave.
Peut-être aurait-il l'opportunité d'ouvrir quelques cages pendant sa mission ?
Ainsi, trois soirs plus tard, il se présenta près de la demeure avec un membre de son équipage, un complice chargé de récupérer le miroir une fois saisi, et de l'emporter discrètement quoi qu'il arrive. Un miroir de verre noir ... Ils se demandaient ce que cela pouvait bien pouvoir faire, et personne n'avait su leur répondre.
Le complice avait été choisi pour sa ruse et ses talents d'infiltrateur. Pourquoi n'entrerait-il pas lui-même ? Et bien, il était astucieux, mais ni très fort, ni très doué à quoi que ce soit d'autre. En attendant de pouvoir juger du poids de l'artefact, il attendrait tranquillement à côté d'une charette à bras. Il ouvrit simplement la porte à son chef, lui confia un passe-partout de sa confection et le laissa disparaître dans le petit palais privé du fameux Athmar Phong.
Hache à la main, Lamnard évolua discrètement dans les grandes salles et les couloirs sans bout des lieux. Leur richesse était étourdissante, mais il se concentra seulement sur sa mission, se dirigeant vers l'étude du mage où, d'après Askrivios, l'objet tant convoité était retenu. Il se préparait à un combat court, mais intense, et à une prompte fuite sous les alarmes et la menace des miliciens. Pourtant, il n'y avait pas âme qui vive. Ni serviteur, ni maître des lieux. C'était curieux, mais il ne se laissa pas perturber par cette chance inattendue. Plutôt que de batailler longuement avec le coffre éventuel ou les pièges potentiels, il sortit pour appeler son complice, le guidant jusqu'à l'étude pour le laisser chercher et récupérer le miroir.
C'est en se déplaçant dans la fameuse étude qu'il repéra une porte dérobée, cachée derrière une tapisserie. Curieux, il jeta un regard au complice qui fouillait les lieux, et il s'engouffra dans l'embrasure promptement ouverte. Il sauta pieds joints, arme levée, dans une chambre assez grande et confortable, mais agrémentée de chaînes et de divers outils de contrainte. Le souvenir de pareils instruments, trop longtemps sentis à même sa peau, le fit frissonner, mais il quitta vite ses souvenirs en découvrant une silhouette allongée, une femme aux formes généreuses, nue à part quelques bijoux, qui semblait découvrir son intrusion, elle aussi. Dans la faible lueur d'une lampe à huile, il ne devinait pas ses traits ou son expression. Elle semblait enchaînée par une cheville, la longue chaîne lui permettant peut-être de se déplacer librement dans la pièce, mais aucunement jusqu'à la porte. Il s'avança immédiatement, soucieux de libérer au moins une pauvre âme de ces lieux décadents.
" Ne fais pas de bruit ! Je vais te rendre ta liberté, " chuchota-t-il, presque malgré lui, non par peur d'être repéré, mais plutôt par crainte d'être entendu par son complice, au travail dans la pièce voisine. Ce n'était pas dans ses habitudes, et cela l'intriguait.