Ca fait un bon bout de temps que je me suis pas impliquée personnellement dans une mission. Enfin… Techniquement, je traite avec les yakuzas tous les jours. Mais ça, je m’y suis habituée. Maintenant, ça semble fade à mes yeux. Autant dire que j’ai sauté sur l’occasion. Père m’a contacté il y a peu par l’intermédiaire de Scipione. J’aime pas vraiment l’attitude hautaine que mon petit frère se permet d’adopter en présence de notre leader, mais c’est pas grave. C’est le chouchou, je dois me retenir de le remettre à sa place sous peine de déclencher la colère de père. Bref. Ils m’expliquent tout deux ce que je devais faire pour les jours à venir. C’est simple : je dois enquêter sur un prétendu Michael De Santa, comme quoi c’est supposé m’intéresser. Je cherche la couille et me retiens de ne pas gueuler pendant la visioconférence. Je peux pourtant pas retenir tous mes commentaires, je me connais.
– Père, Scipione… Est-ce que j’ai une gueule à jouer les Sherlock Holmes ? Pourquoi Monsieur-Random m’intéresserait ?
Mes hommes de main m’ont peut-être entendu râler, de l’autre côté de la porte. Rien à foutre. C’est pas comme si je parlais en italien en présence de ma famille. Ces armoires à glace incultes ont probablement l’air hagard, à l’heure qui l’est. Bref. Selon mes bien-aimés pairs, ça devrait m’intéresser, comme quoi je dois juster fouiller un peu. Dans un même temps, j’attrape un de mes très nombreux smartphones et effectue une recherche totalement bidon de notre homme. À recherche superficielle, infos superficielles. Blabla, homme marié, blabla enfants. Y’a absolument rien qui me fait tiquer pour le moment.
– À qui je casse la gueule si jamais ça m’intéresse pas ?
Personne, évidemment. Ils m’assurent cependant que je devrais prendre du plaisir au cours de cette mission puisque j’avais liberté totale sur mes faits et gestes, pour peu que j’agissais pour le bien de la famille. La conférence se termine sur cette note riche en symbolisme.
– Per la gloria della famiglia.
Je dois avouer que je suis quand même pas mal remontée. Pour qui ils m’ont pris ? Je croyais avoir le droit à quelque chose de riche en excitation, en action, en danger… Et non. Je fais entrer mes gardes dans la grande pièce sombre et demande à l’un de frapper l’autre. Juste parce que ça me fait marrer, ouais. Ils me doivent obéissance totale s’ils veulent conserver leur important salaire. Autant dire que, même pour ça, je me fais respecter. Ils se sont juste chamaillés un instant pour savoir lequel des deux allait frapper l’autre mais parvinrent à un compromis à base d’argent. Pendant ce temps, je réfléchis à la situation actuelle. Peu après, je contacte les meilleurs informateurs de la famille pour qu’ils enquêtent à ma place. Sérieux, j’vais certainement pas me faire chier à faire ça moi-même, si ?
Les jours passent. Au fond, j’ai presque totalement oublié cette histoire d’enquête. Si mes hommes n’étaient pas revenus pour m’en parler, je crois que j’aurais abandonné cette histoire au fond d’un tiroir. Un informateur parvient cependant à attirer mon attention. Au cours de son long résumé, j’entends le nom de Pegorino. Qu’est-ce que ces clampins font là-dedans ? Enfin, “clampins”... Père cherche occasionnellement à les devancer, rien que ça. Je commence à comprendre pourquoi il voulait que je m’intéresse à ce bonhomme. Je demande donc à l’informateur de répéter tout ce qu’il a dit depuis le début. Grosse erreur puisqu’il se met à raconter la vie de Michael. Putain mais ils ont tous deux de Q.I ? Tout recommencer à partir du moment où ça devient intéressant, si possible, histoire que je me farcisse pas trois heures de blabla. Le p’tit – qui est quand même plus vieux que moi aujourd’hui – a fait de la taule et aurait apparemment eu une enfance très difficile, ce qui fut un déclencheur pour certaines crises. Je souris quand j’apprends qu’il a défoncé un de ses camarades de lycée avec un casque de football américain. J’aime, il a du style. En dehors de ça, il semble que le bonhomme ait servi d’homme de main pour le compte de la mafia, jusqu’à ce qu’un certain échange tourne mal. Au final, le pauvre a été forcé de changer de vie après avoir voulu vendre l’un de ses associés au FBI. C’est presque tragique. Dommage, j’ai pas vraiment envie de pleurer. Mais de toute cette histoire, je tire quelques conclusions intéressantes : lui et sa famille commencent à manquer de fric, ses anciens liens avec les Pegorino peuvent être utiles à Père, et dans un registre plus personnel, le fameux “je referais bien le boule de sa fille”.
Je m’intéresse donc à sa famille pour trouver un moyen de remonter jusqu’à lui de la façon la plus discrète possible. Certes, il a changé d’identité. Mais on parle tout de même du FBI. Il ne faudrait pas qu’ils puissent faire trop aisément le lien entre Michael et moi si jamais ils venaient à le retrouver un jour. Je remarque suite à quelques recherches que ses deux gamins sont assez linéaires et feraient des cibles idéales. Le fils est typiquement du genre asocial et accro aux jeux. Ok, je m’intéresse pas tellement aux jeux vidéos, mais pour le peu que je m’y connais, je crois pas avoir déjà vu quelqu’un avec une telle collection de succès. Et ça le rendait fier. Quant à la fille, les réseaux sociaux parlent d’eux-mêmes. Toujours à se mettre en avant, à tirer profit de son physique pour la gloire, et surtout à la recherche du rôle qui propulserait sa carrière d’actrice. Franchement, le choix est vite fait. J’ai pas envie de me faire passer pour une de ces hikikomori dans le but de rencontrer un type accro aux jeux et aux fastfood, surtout pas quand j’ai le choix de pouvoir approcher une demoiselle dans la fleur de l’âge et qui n’avait certainement pas froid aux yeux.
Durant les prochains jours, je mets tout en place. Je paye des individus à droite et à gauche pour qu’ils créent de fausses informations ainsi qu’un faux passé sur une société faisant passer des castings, lesquels menaient menaient à un rôle principal dans une des productions du moment s’ils étaient concluants. Je m’étonne même de voir à quel point tout était possible dans l’ère du numérique. Il ne suffisait que de quelques lignes de code pour réécrire une partie de l’histoire. Et voilà comment Kobayashi Entertainment est née au début des années 2000, et dont le nom est tiré du célèbre réalisateur nippon Masaki Kobayashi. Pour les locaux, c’était tout aussi simple. J’utilise les fonds de la famille pour racheter un terrain, lequel est entièrement rénové et aménagé pour accueillir les “nouveaux locaux de la société”, les anciens ayant été rasés il y a peu pour causes environnementales. Bref, un tableau pas trop parfait et donc réaliste des aléas de la vie.
La prochaine étape consiste en la rédaction d’un mail professionnel à destination de Tracey De Santa, la fille de Michael. Encore une fois, je laisse quelqu’un s’en charger étant donné que mon mail à moi ressemblerait davantage à une lettre de menace. Je suis pas très habile avec les mots, il paraît. Bref. Tout le speech est mis en place. Le mail est relu par un linguiste de profession puis validé par ce dernier. Je le lis à mon tour. Ouais, ça me semble suffisamment pro’ pour ne pas éveiller les soupçons de la jeune demoiselle.
À destination de Mademoiselle De Santa, Tracey.
De la part de Kobayashi Entertainment©
Mes salutations les plus sincères, je suis Hideaki Camilla, directrice de casting de la prestigieuse Kobayashi Entertainment qui forme les jeunes talents du grand écran depuis deux lustres maintenant. Afin d’inaugurer l’ouverture de nos nouveaux locaux et d’étendre notre réputation, nous sommes actuellement à la recherche de jeunes talents pour notre tout nouveau film, Façade.
Celui-ci suit la vie d’une jeune étudiante en droit à qui tout semble sourire, qui est belle, intelligente et populaire. Cela n’est cependant dû qu’à la dévotion indéfectible que la jeune femme voue à ses parents, ces derniers contrôlant sa vie jusque dans le moindre détail. L’héroïne fait la connaissance d’un groupe d’étudiants qui, en plus de réussir, parviennent à se libérer de la réalité en faisant la fête. Elle intègre le groupuscule d’étudiants, ce qui finit par être appris de ses parents. Fous de rage, ils punissent successivement leur fille et réveillent son côté dépressif enfoui. Le film suit les choix de l’étudiante, ces derniers bouleversant à jamais sa vie. Pour des raisons de confidentialité, nous ne sommes pas en mesure de vous révéler plus que ce qui a été montré dans les deux bandes annonces que vous trouverez en pièce jointe, en plus de l’adresse de nos nouveaux locaux, et de l’heure et la date de votre passage si jamais vous acceptez de passer l’audition.
Sachez, mademoiselle, que les jeunes d’aujourd’hui sont les espoirs cinématographiques de demain. Telle est notre politique.
Jouissez de nos salutations les plus distinguées, dans l’espoir d’une coopération fructueuse.
Elle devait accepter. Je l’espère. Autrement, je devrais trouver une autre façon de l’approcher. Mais pour l’heure, je me prépare à endosser mon rôle de directrice de casting. Je soigne mon langage (bordel ce que ça me troue le cul, c’est fou), mon attitude et mon style vestimentaire. Pour cette période, c’est fini les écarteurs, les rangers, les jeans délavés et les bijoux d’argent. J’adopte un style plus sobre, plus japonais ; un petit chemisier blanc recouvert d’un veston noir, une jupe crayon de la même teinte obscure, des talons carrés avec lesquels j’ai beaucoup de mal à marcher au début… Bref ! L’ensemble de la travailleuse coincée, chouette. Et bien sûr, n’oublions par le plus important : mes cheveux. Même si j’ai insisté pour ne pas qu’on en touche à la couleur, l’on a réussi à me convaincre qu’il fallait que j’arbore une coupe plus conventionnelle, une simple queue de cheval. Merde. C’est laid. Enfin… c’est pas moi.
Le grand jour arrive finalement. Les faux locaux sont remplis d’employés tout aussi factices, l’activité y bat son plein. Pour rendre le subterfuge crédible, mes hommes se sont même chargés d’inviter d’autres jeunes à ce casting, lesquels étaient tous recalés. Après tout, y’en a qu’une seule qui nous intéressait. Est-ce qu’elle allait venir ? En tout cas, je l’attends impatiemment dans une grande pièce parfaitement illuminée, sur une chaise de patron posée derrière un bureau. Je croise les jambes parce qu’apparemment ça donne un genre, et surtout qu’il fallait pas garder les jambes écartées quand on portait une jupe. Mais bordel, mes boules. J’ai vraiment pas l’habitude d’être assise comme ça, moi. Pour le coup, même si j’ai envie de voir la jeune dans son plus simple appareil, je regrettais presque qu’elle le soit. Est-ce que je supporterai la pression exercée sur un membre dressé ?
Finalement, on frappe à ma porte. J’espère que c’est elle et l’invite à rentrer. Et n’oublie pas Alessandra, soigne ton langage, c’est important putain.