"Bwompf !"
Le paquet de chips lui atterri sur le front et dégringola sur ses genoux, Tommy esquissant un mouvement trop mou pour arrêter quoi que ce fut. Il se saisit du sachet et dû s'y reprendre à trois ou quatre fois pour le déchirer, en faisant tomber la moitié sur le canapé au passage. Le sel et les arômes artificiels lui envahirent les narines et il entama un repas aussi frugal et barbare que celui que faisait Susan au même moment dans l'abri relatif de la cuisine, bouffant les chips goût barbecue comme si il n'avait pas mangé depuis des semaines. Son collier de barbe se constella vide de miettes jaunâtres et croquantes tandis qu'il termine sa collation comme il peut avant de s'avachir un peu plus sur le vieux sofa. A peine repus -il lui faudrait quelque chose de bien plus consistant pour ça- mais au moins débarrassé d'un peu de sa nausée. Sonné et ensommeillé, Tommy voit à peine sa protégée approcher et ne se donne même pas la peine d'essayer de déchiffrer son putain d'accent à la con.
Il hoche mollement la tête aux mots indistincts qui ne sont même pas encore montés jusqu'à son esprit et reste là, loqueteux et mollason, à attendre que le degré alcoolique qui court dans ses veines ne s'évapore tout seul.
C'est tout juste si l'homme entend l'eau couler dans la salle de bains. Alors, profiter du moment pour aller reluquer Susan se savonner ou tenter de se la faire de force dans la cabine de douche ? Ca tiendrait du miracle ! Qui plus est, Tommy n'est pas le genre d'homme à se livrer de cette façon à ces bas instincts. L'alcool ne fera pas de lui un monstre. C'est déjà ça de gagné.
Les pas de sa colocataire de fortune le tirent de sa torpeur et il tourne la tête dans sa direction, son regard s'arrêtant sur le couteau. Une poignée de secondes durant, le quadra déglutit difficilement. Peut-être que la clocharde a décidé de le saigner à blanc comme un cochon avant de le piller et de s'approprier son appart'. Elle aurait à y gagner : personne ne s’apercevrait avant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, que Tommy ne donne plus de signe de vie.
Tant pis pour lui.
La vue des armes n'impressionne pas Tommy. Il en a manié lui-même, beaucoup l'ont blessé. Que Susan sache se servir de son couteau à gigot ou pas, qu'est-ce que ça change ? Oh, à jeûn, il pourrait se défendre et la désarmer. Pas dans son état. Alors inutile de trop s'en faire ; si la situation dérape dramatiquement et que la belle lui enfonce sa lame entre les côtes, il l'aura de toutes façons bien cherché.
Sans compter qu'elle s'excuse à moitié en donnant un argument convaincant quant à sa possession de l'arme. Tommy s'étonne de déchiffrer les propos et y répond d'un haussement d'épaules las.
- T'as bien fait. On s'connaît pas, après tout.
Mieux, l'américain pense même qu'elle aurait été beaucoup plus conne de lui faire confiance totalement et que le couteau montre bien que Susan a de la jugeotte. Amorphe comme il est, l'homme ne formule toutefois rien de tout cela et la laisse s'asseoir à côté de lui. Un geste destiné à établir un semblant de relation, probablement.
Tommy l'accueille dans un sourire délabré mais n'ajoute rien, laissant un ange passer avant que Susan ne casse le silence.
- Chuis scénariste. J'écris des... ha, tu sais, des histoires pour des séries télé. Pour des bd, aussi. Des fois.
S'il ne ment absolument pas, Tommy se garde bien de préciser qu'il ne bosse pas sur les séries à la mode ou sur des choses susceptibles de vraiment lui faire gagner sa vie. Il touche juste assez pour payer ses factures et son alcool, ce qui est déjà honorable selon lui. Pas la vie rêvée, ni même de l'argent bien utilisé, mais est-ce que ça importe vraiment ? Il faut bien vivre, d'une façon ou d'une autre. Sa vie d'aventures est loin, reléguée au rang d'ensemble de souvenirs qui aujourd'hui semblent terriblement désuets. Parfois, quand l'alcool embrume ses idées, le quadra se demande s'il n'a pas rêvé tout ce qui s'est passé dans sa jeunesse.
Et il se retrouve pendant des heures à contempler son morpheur posé devant lui, comme pour l'interroger sans oser l'utiliser. S'il découvrait ne plus pouvoir se transformer, que devrait-il en déduire ?
- Et toi ? Il articule comme il peut, malgré la langue chargée et pâteuse. T'pas l'air d'une... beuuuh... d'une clodo. T'es trop bonne pour ça. 'fin, bien gaulée. J'veux dire...
Merde ! C'est sorti tout seul. C'est franc, ça exprime le fond de sa pensée, mais ce n'est pas tourné de façon à la rassurer quant à la raison de sa présence ici. Tommy lève la main en direction de Susan comme pour lui demander une minute puis vient de nouveau se tapoter les joues, plus fort que la première fois. A la fin, il se mord même la lèvre et la douleur parvient à le réveiller un peu.
- J'veux dire, t'as rien de la clodo qu'on voit tous les jours. C'est de la carroserie de fille qui s'entretient, qu't'as là. Y t'es arrivé quoi ?
Une chose semblait sûre ; les événements qui avaient secoué la vie de Susan étaient relativement récents. Elle n'avait pas le comportement d'une fille rodée à la vie de rue. Tommy en avait vu quelques unes lors de ses propres pérégrinations dans les bars et autres ruelles mal famées. Délurée, défoncées, prêtes à donner leur cul contre une clope. Parfois agressives, toujours très prudentes. Susan n'était pas sans défense ni même assez conne pour se faire facilement avoir (le fait qu'elle se soit armée discrètement pour aller dans sa douche le prouvait bien) mais n'avait rien de cette triste sauvagerie animale qui se dégageait des paumées habituelles. Elle dégageait "quelque chose". Et son corps... Son corps n'avait rien d'un temple en délabrement. Tom' n'y voyait pas très clair mais était persuadé que maintenant que la jeune femme était décrottée, elle en était parfaitement désirable, même en guenilles.
D'ailleurs, il pouvait aussi faire quelque chose pour ça aussi.
- Dans ma chambre y'a.... y'a mon armoire. Y'a des fringues propres. C'était difficile à croire, mais il faisait des machines. Prends c'que tu veux. Tu s'ras tranquille, la porte ferme à clé de l'intérieur.
Il renifla. Une fois, puis deux. Sans s'en rendre compte, son buste se pencha en direction de Susan tandis qu'il humait l'air autour d'elle avant d'afficher une mine sincèrement dégoûtée.
- P'tain, mais c'est moi qui pue comme ça !
Susan, fraîchement lavée, sentait bon. Une oasis d'effluves agréables dans ce désert malodorant qu'était l'appartement de Tommy et ses dessous de bras. En temps normal ça ne le dérangeait pas, mais le contraste violent entre la jeune femme et lui venait de le frapper en pleine gueule. Bien que ni l'un ni l'autre n'étaient dans un rapport de séduction, présenter correctement ne mangeait pas de pain. Là, il se sentait maintenant honteux de son état qu'il réalisait seulement -et dont le choc l'aida à décuver.
Il se leva lentement, marmonnant un quelconque juron quand il manqua de se prendre les genoux dans la table basse.
- Ecoute. J'ché bien t'as pas confiance en moi, mais je t'promets que j'compte pas t'faire de coup de pute. Je vais aller me doucher, je t'laisse ma chambre. T'as des draps propres dans l'armoire. Je vais m'écrouler sur le canapé et demain matin... bah, on verra bien si t'es encore là. Juste, me plante pas dans mon sommeil. Ça m'f'rait chier.
Gardant les mains en vue, il tituba pour s'éloigner du canapé et du salon et adressa à Susan son sourire le plus amical -ou ce qui était clairement destiné à l'être, malgré l’effondrement de sa face sous la fatigue, les soucis et le trop-plein d'alcool. Quittant la pièce, il suivit le même parcours que son invitée un peu plus tôt et se retrouva vite à poil sous le jet de la douche, dans laquelle il finit même par s'asseoir pour juste profiter du moment.
Et éviter de se gerber dessus, aussi.