Aujourd'hui, nulle sensation froide d'un froid lit de neige, nul crissement de la blanche couette d'un sol d'hiver. Lorsque Siegfried ouvre les yeux, pesamment, il ne met qu'une seconde à comprendre que son éternel paternel l'a encore envoyé dans l'un de ses rêves trop matériels.
C'est l'odeur d'humus qui le saisit en premier lieu, bien avant qu'il n'ait découvert le monde. Vient ensuite le contact des feuilles humides sur sa joue, et entre ses lèvres. Quand n'apparaissent les iris, l'obscurité et la solide le rassurent. Une simple forêt, sombre, sans artifice, sans dangers alentours. Alors qu'il se meut pour la première fois, le contact de la terre imprégnée de pluie sur sa peau le secoue : Il est nu comme un ver, et sale, et cette réalisation le renforce dans son idée que le Père est un sadique sans nom, un enfant à l'imagination débordante qui ne cesse de trouver de nouvelles idées afin de génocider une pauvre fourmilière qui ne lui a pourtant rien demandé.
Il tente de se rappeler, difficilement, des dernières escapades de son esprit : Tantôt des collines de sables et un vent étouffant, tantôt une énième plaine neigeuse et sa brise mordante. La forêt est un paysage rare. Il se surprend à apprécier. Lorsqu'il se relève, constatant sa tenue d'Adam, c'est pour se rassurer de l'absence de vie alentour, car même s'il n'est pas connu pour sa pudeur, il n'a pas hâte de devoir expliquer sa présence ici, dans ce parfait dénuement.
-Oh !
Il se retient de sursauter. Respire calmement. Se retourne, sans se brusquer. En face, un soldat, d'une relative petite taille, une hachette à la main. Siegfried écarte les bras.
-Je ne suis pas une menace, dit-il.
Le fantassin ne semble pas le croire. Il fait quelques pas en sa direction, l'arme prête à être assénée au moindre geste.
-Qui es-tu ?
-Anton von Königsberg. Un pauvre hère perdu, dépouillé de ses oripeaux par un malfrat à la longue barbe.
Froncement de sourcils du soudard. Il trouve que l'homme a un langage trop soutenu pour ne pas être suspect. Alors qu'il allait le menacer, Siegfried trouve la distance entre eux assez réduite : Il se jette d'un bond sur son adversaire, lui attrape les poignets en le serrant contre lui, puis lui mord la joue, si fort qu'il lui arrache la moitié de la peau. Stratégique : Il aurait été inutile de tenter le coup de boule avec le fer qui ceint le crâne du soldat, et un éventuel coup de genou dans le ventre ou les parties aurait pu être plus préjudiciable pour le Prussien si l'ennemi était protégé. Aussi, lui dépecer le visage lui semblait être une meilleure idée. Et ça fonctionne : La douleur lui fait lâcher prise sur son arme, et le hurlement qu'il pousse sera vite interrompu par le coup de hache dans les cordes vocales – et le reste de la gorge, d'ailleurs – que Siegfried envoie après s'être vivement reculé.
Le corps s'écroule, secoué de spasmes, tentant stupidement de survivre alors que la moitié de son cou est sectionné du reste. Pas poulet pour un sou, le soudard crève en quelques secondes après s'être tortillé misérablement, sans un bruit plus fort que celui des feuilles qu'il froisse en piétinant nerveusement.
Lorsque son compagnon, alerté par le bruit, apparaît à portée de vue de Siegfried, le tableau est singulier : un homme aux cheveux noirs, nu, une hachette le long du corps, du sang coulant de sa bouche comme s'il en avait bu à même une artère, et son ami, gisant au sol, le cou ouvert. Au premier coup d'oeil, il prend peur, mais se ressaisit vite, et se jette sur l'Allemand afin de lui planter son épée dans le corps. Siegfried, craignant qu'ils ne soient plusieurs, pas spécialement rompus aux joutes chevaleresques et sachant qu'il ne dispose d'aucune protection si un coup ne viendrait altérer son corps parfait, décide de courir. Le sol ne le gêne aucunement : Hermès, il semble voler au-dessus des branches et des feuilles comme s'il courait sur un parquet parfaitement lisse, saute comme un cabri au-dessus des buissons, et ne compte pas les secondes, fixant les obstacles devant lui, sans jamais se retourner, jusqu'à... percuter violemment une silhouette.
Il est déséquilibré, emporté dans sa vitesse, titube en courant encore à moitié, pivote, s'écroule, roule sur lui-même. Sa chute est violente. Il met quelques secondes à retrouver ses esprits, mais une fois pleinement conscient, il se jette sur sa hache et se relève, la brandit, le plus sûr possible de lui, prêt à tuer froidement la personne qui venait d'interrompre sa course.