Noa.
Les filles hochèrent la tête en entendant l'histoire de Noa, convaincues. La plupart avaient connu des aventures semblables, même si toutes ne s'étaient pas échappées volontairement. Luzège répondit à la question de Noa avec gravité.
– Pas vraiment… Officiellement, ce sont des mercenaires nordiques. Il n'y a pas vraiment d'autre type de bandes terranides libres, ici. Officieusement, on sait tous qu'ils sont…
– Des membres du FTL. Des forcenés. Ils préparent un mauvais coup c'est sûr. J'espère qu'ils vont se tenir tranquille ce soir. Ils sont dangereux pour tout le monde…
– Tu peux pas dire ça, Armance, protesta Argentine avec pugnacité. Ils se battent pour nos droits. Pour libérer les esclaves de leurs chaînes. Ils sont courageux.
– Ah ouais ? Parce que ça a bien marché jusqu'ici ? Tout ce qu'ils font, c'est de renforcer la répression. Les maîtres ne font plus que nous dominer, ils nous haïssent. Redescends sur Terra. Il y aura toujours de l'esclavage à Nexus. Faire tuer des gens y changera rien.
La léopard intervint rapidement pour changer de sujet, avant que la discussion ne dégénère.
– J'ai aussi entendu dire qu'il y aurait Borne de Cromière…
– Hein ? Le fils cadet du comte de Cromière ?
Il y eu un moment de malaise dans l'habitacle. Les filles semblaient ne pas trop vouloir évoquer le sujet, mais Luzège fut pédagogue, se tournant vers Noa.
– Si tu viens d'Ashnard, tu dois pas le connaître… Sa famille est l'une des plus grosse sur le marché de la revente d'esclaves. C'est son grand-père qui m'a vendue. Elle a vendue Argentine aussi, deux fois. Armance…
– Moi je suis passée par Di Luccio, un castelquisian.
Deux filles sur cinq qui étaient passées par la même famille, ce n'était en effet pas rien, sur un marché aussi concurrentiel. Noa, s'il s'intéressait au commerce d'esclaves à Nexus, devait déjà avoir entendu le nom de Cromière. La famille noble était spécialisée dans la négoce d'esclaves. Contrairement à d'autres empires du servage, ils ne finançaient pas directement leurs expéditions de capture, et ne faisaient pas de reproduction. En revanche, ils achetaient et revendaient intensivement.
– Paraît que c'est un corrompu. J'ai été au service de son frère. Je crois qu'ils se détestent. Il aurait été banni de la famille après avoir vendu des informations à des concurrents.
Finalement, après une vingtaine de minutes de voyage, les chevaux marquèrent le pas. Luzège n'attendit pas pour ouvrir la portière, et descendre. La nuit s'était refroidie. Les filles, en tenue légère, se pressèrent d'entrer dans la taverne, par la grande entrée. De l'extérieur, le bâtiment était un étonnant mélange d'ancien et de nouveau. Les fondations paraissaient en pierre, mais un étage entier avait été rajouté dans un bois de qualité plus modeste. Les fenêtres avaient été refaites également, sur le même modèle, et tranchaient avec l'ensemble.
De l'intérieur, ce n'était pas non-plus un endroit très harmonieux. La Taverne du coussin d'or était en tout temps un lieu de débauche, où des courtisanes pas trop repoussantes venaient chercher des voyages pas trop fauchés. Mais il l'était spécialement les soirs où tout l'établissement était privatisé pour des clients qui en avaient les moyens. L'accès en devenait alors réservé, et les festivités pouvaient s'étendre dans tout le hall. La taverne disposait également d'un second étage avec des chambres, pour les timides et les pudiques.
La porte était gardée par un terranide bouc de grande taille, a l'air somnolent et las. Il laissa entrer la petite cohorte féminine sans même les inspecter. Noa entra ainsi dans la pièce principale, qui faisait environ soixante mètres carrés. Elle ne s'ouvrait que sur la cuisine, dans le fond, et des latrines, à côté. La décoration n'était pas très élaborée, avec poutres apparentes et mobilier en bois sombre. L'éclairage était principalement assuré par un grand brasero central, qui diffusait aussi une agréable chaleur. Des tables rondes étaient disposées un peu partout. Des aventuriers, majoritairement terranides, a l'air plus ou moins rustres, festoyaient de plat de viande et d'alcool…
…pour la plupart. Certains étaient déjà passé à des activités plus physiques. Dans un coin, un grand terranide cheval pilonnait le bas-ventre d'une prostituée, faisant trembler à chaque coup de rein la table sur laquelle il l'avait posée. À genoux, une autre courtisane satisfaisait à tour de rôle deux clients, toujours assis. Enfin, à même le sol, un voyageur copulait avec une terranide chienne, tout en léchant ses six mamelles qui ballottaient dans tous les sens.
– Ah, de la chair fraîche ! beugla un grand ours dans le fond de la salle.
Noa, d'après les description qu'on lui en avait fait, savait qu'il s'agissait du fameux Ergos le fumeux. Deux-mètres cinquante, une fourrure gris mat qui lui avait valu (entre autres choses) son surnom, Ergos n'était pas quelqu'un qu'on pouvait rater. Autour de lui, plusieurs terranides qui semblaient encore plus ou moins sobre. Un humain, petit, le cheveux et le bouc noirs, l'air un peu aviné mais joyeux était à ses côtés. Il leva sobrement sa coupe au nouvel arrivage. En revanche, pas de trace de gnome.
Un client saisit, à peine entrée, Argentine par le bras. Celle-ci fit un petit signe résigné à ses collègues, avant d'emprunter avec lui l'escalier qui menait à l'étage. Une à une, les filles étaient destinées à se faire emmener ainsi par un ou plusieurs mâles. À moins qu'on leur demande des exhibitions plus publiques. Mais pour le moment – un court moment, sans doute – Noa était libre de se mouvoir comme il le souhaitait dans la soirée.
Astro.
Le cyborg était perplexe. Il était encore acculé dans une situation sans rapport avec la mission, où deux individus le menaçaient directement. C'était comme un cycle. Était-ce un manque de chance, ou faisait-il mal quelque-chose ? Astro l'ignorait, mais la répétition commençait à le tourmenter un peu. Malheureusement, Noa ne pourrait pas voler à son secours cette fois. Heureusement, cette fois, il avait moins de contraintes et davantage de ressources pour s'en sortir sans passer par la case infirmerie.
– Qui est Shegrea ? Je n'ai pas de rapport avec Shegrea.
L'attitude des terranides n'était pas amicale. Astro ravisa rapidement son jugement sur leur sympathie apparente. Qu'ils envisagent de le tuer ne participait clairement pas à le mettre à l'aise. Mais au moins, il était armé.
Attaché à son flanc, il avait en effet un Taïpan IV ; un lanceur de dards d'une trentaine de centimètres, dont la cadence et la portée n'avaient rien à envier aux armes semi-automatique équivalentes. L'arme de poing était capable de délivrer, avec un « clac » à peine audible, deux types de projectiles. Sur le mode létal, elle tirait des minuscules billes qui se liquéfiaient à l'impact. Elles causaient des nécroses internes, instantanément mortelles si elles atteignaient la tête ou le thorax. Sur le mode non-létal, par défaut, elles éjectaient une petite bille qui se dispersait également dans l'organisme. Seulement, plutôt que de léser les tissus, elle diffusait une toxine qui affaiblissait considérablement tous les muscles d'un corps en seulement une seconde.
– Je vous informe que j'ai quand même autorisation de faire usage de force létale…
La main du cyborg saisit le pistolet au moment même où un des rats géants décida de lui sauter sur le dos. Ne s'y attendant pas, il n'eut pas le temps d'anticiper sa chute, et son menton cogna violemment le sol, l'étourdissant l'espace d'un instant. Quand il reprit ses esprits, il constata que son arme avait été éjectée et gisait dans une flaque d'eau, à un bon mètre de sa position initiale.
La position n'était pas agréable pour l'agent. Plaqué contre le sol, il était obligé de coller une joue contre le sol humide. Le poids du rongeur l'indifférait davantage, même si la pression des genoux pointus dans le creux de son dos lui faisaient mal. Pour autant, il ne se considérait pas comme en danger. Il n'avait pas repéré d'armes dans leur équipement, et ils se casseraient les dents sur les mailles de sa combinaison. Puis, le cyborg était persuadé d'être beaucoup plus fort que les deux terranides réunis, et il n'aurait pas retenir ses coups comme la dernière fois.
– Laissez moi partir, tenta-t-il une dernière fois, d'un ton qui se voulait ferme. Sinon je vais devoir vous faire mal.