Les baguettes de Kåre plongèrent dans le riz de son bento, puis s'élevèrent jusqu'à sa bouche. Le maniement de ces couverts n'avait pas été pour lui inné, mais après des débuts difficiles, il les maîtrisait convenablement. Même s'il était encore parfois tenté de se servir des accessoires de table occidentaux, il préférait ne pas se faire mal voir… Toutefois, cette problématique était loin, à présent : elle datait du temps où il ne déjeunait pas encore seul. Ce qui n'était plus le cas depuis plusieurs années. Assis sur un banc du premier étage de l'aile ouest – le plus vieux bâtiment, là où personne ne se trouvait jamais, aux heures de repas – il mangeait son en-cas sans qu'aucun regard ne se pose sur lui.
Il n'y avait, du reste, pas grand-chose à voir. L'adolescent faisait tout pour passer inaperçu, ce qui impliquait de rester présentable. Il portait ainsi un
uniforme standard, parmi ceux proposés par Seikusu. Celui-ci se composait d'une veste très seyante noire, d'un pantalon et d'une cravate également noirs, et d'une chemise cintrée blanche. Le tout lui allait admirablement bien, et lui permettait de se fondre dans la foule des lycéens.
'Sont bon ces shishamos, j'en reprendrais… songea-t-il, avant que ses pensées ne s'éloignent du contenu de son bol en plastique.
Ça fait longtemps qu'on a pas entendu parler de Sentinel Prime… Sentinel Prime était un super-héros avéré, doté de pouvoirs surhumains, qui avait fait parler de lui plusieurs années avant. Mais depuis quelques mois, aucune nouvelle dans la presse. Même les journalistes les plus avides d'exploits extraordinaires ne parvenaient plus à savoir s'il avait raccroché, ou même s'il était simplement encore en vie…
Peut-être faudrait quelqu'un pour le remplacer… enfin, pas moi… Kåre, à l'évidence, ne se sentait pas la carrure d'un Sentinel Prime. La majeure partie de son énergie, il la consacrait justement à cacher au monde ses pouvoirs…
Puis, ayant terminé son plat, il se leva du banc et alla jeter ses restes dans une poubelle proche. Comme tous les jours, presque automatiquement, il tourna alors à l'angle du couloir pour emprunter un escalier vers l'étage inférieur. Il avait club de poésie, dans environ quarante-cinq minutes. Il projetait de s'installer dans la salle encore vide et d'attendre que l'heure arrive, peut-être en gribouillant un peu. La présence n'était pas obligatoire, mais c'était l'un des rares loisirs de groupe qu'il s'autorisait : il estimait que les chances de se blesser en écrivant des vers étaient assez faibles.
De toute façon, je ne suis pas aussi fort que lui, et puis…Alors qu'il rêvassait encore, un craquement retentit sous ses pieds. Le suédois baissa brusquement les yeux : trop tard. Sa chaussure glissa sur la marche usée qui venait de casser sous son poids pourtant modeste, l'emportant dans une chute en avant.
– Aaaah !Un roulé-boulé et trois bons mètres de dégringolade plus tard, Kåre atterrit la tête la première sur le sol dur du rez-de-chaussé. Un claquement de son cou, sec et de mauvaise augure, se fit distinctement entendre. Pourtant, gémissant de douleur, quelques secondes plus tard, le garçon entreprit de se relever, portant la main à sa nuque endolorie. Une fois debout, la sensation d'un liquide chaud coulant sur son visage le fit également toucher son front. Ses doigts revinrent plein de sang, témoins que son front s'était ouvert sous le choc.
– Fan !Bien sûr, la plaie commençait déjà à se refermer, et dans une poignée de seconde, elle n'existerait même plus… cependant elle avait le malheur d'être particulièrement visible. Kåre chercha précipitamment dans la poche de son pantalon la serviette de son repas pour essuyer au plus vite toute trace de son accident. Dans le même temps, il plissa les yeux, la vision encore un peu trouble, espérant que personne n'était présent dans les parages lorsqu'il était tombé…