«
Il faut y aller, ma fille. C’est l’heure. »
Lunara soupira lentement, et se redressa. Elle portait une longue robe blanche, et se retourna vers sa mère. Omopée avait beaucoup pleuré, et avait encore, sur son visage, les traces de ses larmes. Lunara n’osa rien dire, tant les pensées se mélangeaient dans son esprit. Les sœurs avaient mis sur son visage des peintures rouges et blanches, des signes qui, dans l’idéologie de Watan, signifiaient qu’elle était l’
Élue. Omopée avait beaucoup pleuré, mais aucun homme n’était admis dans le Temple, alors Lunara ne savait pas si son père, Hitum, allait bien ou non. Pour autant qu’elle s’en souvienne, il avait toujours été un fier guerrier, mais, quand il avait proposé au Grand Conseil de lutter contre
Elle, et de sortir de son influence, le Conseil avait refusé, en sachant très bien qu’Hitum n’était pas objectif. La Tribu de la Vague avait échoué à amener les autres clans de Watan à se révolter, et c’était désormais au tour du clan de la Vague d’accomplir son tribut.
Alors, Luna se releva, et quitta sa chambre, baissant les yeux. Ses pas la guidèrent vers les marches, et elle serra les poings, n’osant pas regarder sa mère. La main d’Omopée se posa alors sur son épaule, et les deux femmes se regardèrent... Puis elles pleurèrent alors, et Omopée serra Lunara contre ses bras, pour la dernière fois. Nul mot n’était nécessaire, car nul mot ne serait assez fort pour retranscrire leur colère, leur rage, et, au-delà de tout ça, leur souffrance. Alors, Lunara pleura, autant de colère que de tristesse, de frustration que de rage, mais aussi, et surtout, d’impuissance.
Peu de gens connaissaient Watan en-dehors des Watangs eux-mêmes. Il y avait parfois quelques navires marchands qui venaient, mais il fallait bien admettre que Watan était très éloignée. C’était une petite île isolée du continent, et il arrivait parfois que certains Watangs fuient, effectuant alors un pèlerinage dont ils ne revenaient jamais, si ce n’est quand la mer ramenait leurs cadavres. En effet, Watan était située près d’importants courants océaniques où de redoutables monstres marins et tempêtes sévissaient. Watan n’était néanmoins pas la seule île du coin, et il existait quelques autres îles, abritant, soit d’autres peuples, soit des monstres.
Ainsi, les Watangs ignoraient tout de Nexus, d’Ashnard, de Tekhos, et de toutes les histoires régnant sur Terra. C’était une île en-dehors du monde, mais qui avait ses propres problèmes. Et les monstres marins étaient le principal problème, notamment les redoutables Sahuagins, qui avaient ravagé des îles, donnant lieu à des guerres centenaires. Et, alors que tout espoir était perdu, il y a de cela un siècle,
Elle arriva. La Déesse. Ilethei-la-Grande, Reine-De-L’Eau, qui avait interdit les pèlerinages.
Tout en y pensant, Lunara descendait les marches menant dans la salle principale du temple, où elle avait prié toute la nuit devant l’immense statue d’Ilethei. Pour la servir, les Watangs avaient tous abjuré leurs anciennes croyances, et les villages qui s’étaient révoltés contre elle avaient été détruits. Aujourd’hui, Watan vivait sous le règne de cette puissante femme, mais sa protection avait un prix, et ceux qui ne le payaient pas subissaient le courroux de leur protectrice.
Silencieusement, Lunara observa la statue, composée de multiples tentacules, massive, devant laquelle elle avait dû prier, et, malgré son abattement, une lueur de colère flamboya dans ses yeux.
*
Ça n’aurait pas dû être moi...*
Hitum savait que c’était la tradition, mais il savait aussi que son clan s’était fait avoir. Tous les dix ans, outre les mets fréquents que les pêcheurs apportaient à Ilethei, il y avait aussi une cérémonie, un rituel à respecter. L’île devait apporter à la Déesse une femme, belle, jeune, et
vierge. Ce critère était important, car, la dernière fois que les Watangs s’étaient trompés, et avaient apporté à Ilethei une femme qui ne soit pas vierge, sa rage avait déferlé sur l’île, provoquant quantité de morts.
Ainsi, le Conseil des Tribus se réunissait à cette occasion pour nommer une femme, l’Élue, dont le rôle était d’apaiser la rage de la Déesse. Chaque tribu proposait ses femmes, et le Conseil votait pour l’Élue, ainsi que pour d’autres femmes. Par la suite, les femmes portaient une ceinture de chasteté. Lunara avait été choisie en deuxième, et avait pleuré de joie à ce moment, se jetant dans les bras de sa mère, ravie de ne pas avoir été sélectionnée.
Une fête sans joie avait lieu, en ce moment, dans la
grande place du village. Tous les villageois étaient là, et, alors que Lunara descendait les marches du temple, entourée par les prêtresses, elle entendit des coups de tambours. Pas un hurlement, pas un cri de joie. La procession avançait, filant vers le lieu où les autres clans s’étaient réunis, et Lunara portait un voile sur le visage, dissimulant sa tête.
*
Ne pas pleurer, ne pas pleurer...*
On avait désigné comme élue une fille originaire du Clan des Dauphins. Hélas, il y a quelques jours, en retirant la ceinture de chasteté, les prêtresses avaient constaté qu’elle n’était plus vierge. Une réunion extraordinaire du Conseil avait eu lieu, et Hitum y avait participé, indiquant que tout cela était un complot des Dauphins, et qu’il fallait envoyer une autre fille du clan, car il avait violé les règles. Hélas, personne ne l’avait suivi, et, tout en imposant des sanctions au Clan, on avait choisi Lunara. C’était ainsi que, alors que cette dernière se reposait le long de la plage, profitant de sa liberté, elle avait entendu des bruits de pas, et vu Hitum arriver.
Depuis lors, et pour éviter le même problème, elle avait été enfermée dans le temple, ne voyant que sa mère. Là, sur le chemin du village, elle pouvait voir, à droite et à gauche, ses amis, qui n’osaient pas la regarder, peinant à retenir leurs larmes.
«
Sois forte, ma fille, lui avait dit Omopée.
C’est pour notre peuple tout entier que tu te sacrifies. »
La procession se dirigeait vers un endroit situé entre plusieurs falaises, une fine bande qui se découpait dans la paroi, menant à un côté de Watan entouré de récifs. Là, l’Élue devait suivre un sentier escarpé filant jusqu’à des marches, pour rejoindre une plateforme cylindrique surplombant l’eau, et où elle avait rendez-vous avec la Déesse. Le rituel avait toujours lieu à marée haute, une demi-heure avant que l’eau n’engloutisse le passage, et on savait si la Déesse acceptait le présent en voyant l’eau remonter le long du sentier, sans cadavre le transportant.
C’est ainsi que Lunara remontait le chemin dans la forêt, jusqu’à rejoindre, au bout de plusieurs heures, alors que le soleil se couchait, l’entrée, située entre deux épaisses falaises. Tous les chefs des clans étaient là, ainsi qu’Hitum, qui croisa le regard de sa fille une ultime fois, le même air de colère et de frustration brillant dans ses yeux.
Puis Lunara contempla le chemin, sinueux, et où de l’eau commençait déjà à venir, et s’y aventura finalement, furieuse...
...Et terrorisée en même temps.