Une journée tranquille dans les Landes Dévastées : le vent soufflait tranquillement en une lancinante plainte hululante, soulevant de tristes nuages de poussières qui avaient l’air de se soulever du sol en des spasmes d’agonie avant de retomber jusqu’à la prochaine bourrasque assez puissante pour les ranimer l’espace d’un instant ; l’entièreté du paysage ne laissait voir que ce terrain rocheux à jamais stérile qui avait donné son nom à ces arides contrées, ça et là hérissé de rares arbustes qui persistaient en dépit de l’hostilité extrême du climat en une lutte désespérée qui confinait au futile le plus pitoyable. Comme on peut le voir, les lieux étaient des plus charmants, et tendaient les bras aux touristes potentiels avec un grand sourire fait de dents noircies et pourries qui semblait signifier : « Viens donc que les êtres difformes qui habitent en mon sein puissent faire ce qu’ils voudront de toi ! », et en parlant d’être difforme, on pouvait en distinguer un, une espèce de créature à l’aspect abâtardi, sorte de mélange aussi grotesque que répulsif entre un homme de Cro-Magnon et un gros lézard bubonique. L’erreur de la nature faisait face en poussant des sifflements crachotants qui se voulaient probablement des manœuvres d’intimidation à un géant au bâti animal qui faisait au bas mot une fois et demi sa taille, recouvert de poils bruns, étrangement vêtu d’un pagne de peau qui contrastait avec la nudité de l’autre. Campé sur ses deux mètres trente-quatre, l’être à mi chemin entre un humain et un loup aux proportions colossales le fixait de ses deux yeux à la couleur noisette dont la petitesse était compensée par la brillance alerte qui les habitait ; et en dépit du caractère d’affrontement sans merci de la situation, il abordait un air presque blasé, les bras croisés, sa queue se balançant tranquillement dans l’air lourd, comme si ce qu’il avait devant lui n’était qu’une nuisance sans intérêt ni danger. Tel n’était pas le cas du reptilien dont les feulements redoublèrent, ses pattes crissant sporadiquement sur le sol sale, le corps agité de tremblements spasmodiques qui évoquaient un comportement proche de l’hystérie violente, et qui, de fait, ne tarda pas à charger, pointant ses griffes acérées et ses crocs vicieusement tranchants en direction de la gorge de son adversaire.
En un arc de cercle souple d’une précision nonchalante, la main droite de celui-ci partit et vint cogner le visage de l’impudent en plein vol comme un battoir en une gifle impitoyable du plat de la main, l’envoyant bouler au sol où il resta quelques secondes sans se relever, voyant manifestement de jolies étoiles, avant de se remettre debout d’un bond pour refaire face à son opposant qui avait repris sa position initiale, dardant son regard toujours aussi calme dans les pupilles injectées de sang de la sale bête. Celle-ci, les globes oculaires exorbités, l’observait dans une attitude de crainte presque frénétique, et lorsque l’homme-loup leva à nouveau une patte comme pour réitérer son geste, elle n’insista pas et prit ses jambes à son cou, décampant sans se retourner vers des horizons inconnus, sa silhouette chafouine ne tardant pas à se perdre parmi d’autres détails du paysage, laissant la vainqueur reprendre sa marche interrompue avec un soupir d’agacement et de soulagement mêlés : il n’était pas mécontent que cette rencontre inopportune ne se fût pas conclue d’une manière plus problématique, mais d’un autre côté, il était consternant de voir que les autochtones à caractère monstrueux du coin ne semblaient jamais se faire à l’idée que face à lui, ils n’avaient aucune chance… ou tout du moins que ceux qui l’avaient affronté jusqu’ici n’avaient jamais eu aucune chance.
Si les environs étaient aussi pénibles à parcourir, alors pourquoi y était-il venu ? Tous ceux qui connaissent Saïl Ursoë sauront qu’il n’y avait pas trente-six solutions : toujours aussi obsédé par l’idée de concocter son antidote au Terranis, seule la perspective de trouver un ingrédient utile à une telle confection pouvait le pousser à aller rouler sa bosse dans des régions aussi peu accueillantes de Terra. Hé oui, si on peut arracher le scientifique à son laboratoire, on ne peut pas arracher le laboratoire au scientifique, et la graine du projet avait fermement pris racine dans l’esprit entreprenant de l’ex-humain, virant presque en une monomanie qui le poussait à sans cesse redoubler d’efforts pour parvenir à l’aboutissement de ce projet qui lui était si cher, quitte à y passer la plupart de ses heures de veille.
Et ces derniers temps, il avait la nette impression qu’il touchait au but : au fur et à mesure que les jours s’écoulaient, il voyait de plus en plus nettement la lumière au bout du tunnel, déblayant inlassablement les obstacles qui s’interposaient entre lui et la finalisation de sa mixture providentielle ! Dans le cas présent, il s’était aventuré jusque dans les Landes afin d’acquérir un minéral dont les propriétés seraient certainement utiles pour stabiliser la réaction chimique et éviter que son corps ne subît une transformation plus incontrôlée qu’elle ne risquait déjà de l’être avec un maximum de précautions ; et c’était alors qu’il flairait les parages pour détecter l’odeur métallique caractéristique de ce produit qu’il était tombé sur cette déplaisante rencontre qui ne s’était pas privée de lui chercher noise. C’était assez étrange d’ailleurs, étant donné qu’une créature maigrichonne comme celle-ci ne l’aurait probablement pas attaqué aussi témérairement si elle n’avait pas eu une bonne raison de se battre becs et ongles pour quelque chose… quelque chose que Khral ne tarda en réalité pas à discerner alors qu’il se remettait à humer l’air pour reprendre ses recherches : une senteur humaine qui avait de toute évidence attiré ce gros lézard mal dégrossi !
Non, en réalité, ce n’était pas vraiment un être humain, même si ça pouvait en avoir l’air au premier abord, car derrière ces émanations de chair fraîche se dissimulaient d’envoûtantes fragrances océanes : une touche fine mais puissante d’iode, un soupçon salin, un zeste de sable… tout cela lui rappelait vaguement quelqu’un qu’il avait connu, mais qui ? Fragrances océanes, fragrances océanes… qui donc émettait ces fragrances océanes ?
Mais oui ! Océane, oh Cyanne ! C’était elle ! Cette jeune fille qu’il avait vue redevenir sirène devant ses propres yeux une poignée de minutes à peine avant qu’ils ne se quittassent en des adieux déchirants pour le tendre homme-loup, ça ne pouvait être qu’elle ! Partant au triple galop, le cœur gonflé d’espoir et d’enthousiasme, il avala à foulées effrénées la distance qui le séparait de cette adolescente qui s’était montrée si adorable avec lui, ralentissant toutefois lorsqu’une silhouette solitaire se laissa voir, altièrement dressée au milieu de nulle part, une silhouette que le loup-garou incrédule à cette vision ne put malheureusement pas assimiler à celle de sa protégée : si l’on faisait abstraction des vêtements pourtant presque identiques à ceux de celle sur qui il était tombée il y avait un petit mois de cela, la taille qu’elle faisait était bien supérieure à celle de la frêle jeune fille dont il avait gardé le tenace souvenir, même s’il pouvait retrouver cette blondeur éclatante dans ses cheveux qu’il distinguait nettement par le contraste que cette chevelure d’or faisait avec le reste du paysage. Et pourtant, Saïl avait comme l’intime conviction qu’il ne pouvait s’agir que d’elle en dépit des disparités, comme si une rémanence du lien qui s’était tissé entre eux durant le temps trop court qu’ils avaient partagé s’était soudain mise à vibrer d’une vigueur renouvelée, l’encourageant à s’avancer vers elle en trottinant timidement à pas feutrés dans sa direction, l’enchantement de la scène lui donnant l’impression que tout mouvement cosmique s’était interrompu pour s’harmoniser autour de cette ravissante figure féminine en face de laquelle il finit par s’agenouiller, autant pour se mettre à hauteur de son visage que par une sorte de déférence instinctive envers cette splendeur aquatique mythologique à l’apparence humaine.
Et quand leurs regards se croisèrent, il eut l’intime conviction qu’il n’y avait plus d’erreur possible : ces yeux d’une profondeur marine proprement étourdissante qui semblaient vouloir happer le spectateur jusque dans les gouffres infinis des splendeurs de l’océan auraient peut-être pu appartenir à n’importe quelle sirène, mais la lueur qui y brillait ne pouvait provenir que d’une seule d’entre-elles qui se nommait…
« Cyanne ! » Parvint-t-il à hoqueter, la gorge serrée, les prunelles brillantes de larmes de joie.