Apparemment, Ayumi semblait avoir fait une croix sur lui en tant que petit ami (notion d’un paradoxe assez amusant quand il s’agit de quelqu’un de presque deux mètres cinquante), mais cela ne l’empêcha de lâcher quelques mots un peu revanchards avec quelque chose qui était peut-être comme de la déception qui n’aida pas Saïl à reprendre son sang-froid. En revanche, ce qui lui permit de s’ébrouer un peu de la timidité qu’il éprouvait à l’égard de cette belle créature fut le titre de messire qu’elle commit l’erreur de lui octroyer une fois de plus : non, vraiment, une telle appellation ne lui seyait pas, et loin de s’en gargariser, il en ressentait une sensation d’inconfort, comme si on avait voulu lui faire revêtir un costume étriqué alors que, humain ou homme-loup, il avait toujours apprécié les vêtements amples et sobres et, de la même manière, préférait amplement les discussions à bâtons rompus aux grandes tirades enkystées de cérémonies superflues et assommantes. Mais bon, maintenant n’était pas le moment pour lui couper abruptement la parole étant donné qu’elle se sentait déjà assez intimidée comme cela et que la rabrouer n’aurait fait que la mettre encore plus mal à l’aise : oui, il tenait vraiment à ce qu’elle lui rapportât les péripéties qui l’avaient conduite à devenir une vampire et celles qu’elle avait ensuite vécues sous une forme aussi peu commune que celle de cette entité de légende dont des représentants peuplaient de célèbres romans dont le récit fascinant encore de nombreux lecteurs.
Et en parlant de récit, il n’eut pas de quoi être déçu du voyage qu’elle lui fit faire en lui racontant par le menu l’histoire de sa vie en un monologue que beaucoup auraient sans doute pu trouver assommant et qui, de fait, n’était pas conté avec la plus grande maestria, mais qu’il n’en écouta pas moins avec intérêt : encore plus riche que la fiction la plus brillamment conçue et mise par écrit, les biographies avaient cela de passionnant qu’elles provenaient de tours et de détours dans une chaîne de possibles qui avaient fait aboutir la personne concernée au point où elle se trouvait en ce jour. Qui aurait pu être capable de dire ce qui se serait passé si, par exemple, Alice et Ayumi avaient tourné plus tôt au lieu de prendre cette ruelle fatidique qui avait mené à cette infortunée rencontre dont le dénouement avait été l’invraisemblable et pourtant indéniable mort puis renaissance de la conteuse accompagnée de son drastique changement de nature qu’elle avait bien été forcée d’assumer jusqu’à ce jour ? Personne, sans aucun doute, car on dit souvent que le moindre grain de sable peut faire pencher la balance du destin d’une personne, et que toute action implique ainsi des conséquences tout bonnement imprévisibles : Saïl s’était à l’occasion penché sur des théories portant sur un tel sujet, et avait pu s’apercevoir que le mieux que l’on aurait théoriquement pu faire en une science aussi complexe que la prévision de l'avenir aurait été de déterminer une infinité de futurs possibles... mais parler de cela était diverger, occupation à laquelle il s’adonnait trop souvent, quelles que fussent les circonstances.
Mais malgré ces rêveries, il n’en accordait pas moins largement la part d’attention qu’il fallait à l’oratrice pour qu’elle fût assurée que ses propos ne tombaient pas dans l’oreille d’un sourd, surtout en prenant en compte celles de Khral qui s’occupaient sagement à se tendre vers elle pour capter ses paroles emplies d’une mélancolie et d’une rage latente que les années passées avaient atténuées sans pouvoir les éteindre : en dépit du ton monocorde qu’elle prenait pour s’exprimer le plus clairement et calmement possible, on pouvait plutôt facilement percevoir le désespoir, la haine et la colère qui sonnaient derrière chaque phrase, chaque mot, chaque syllabe prononcés. Oui, on pouvait véritablement nommer ce qui lui était arrivé une tragédie, car tous les ingrédients pour une telle forme d’histoire étaient compris dans celle d’Ayumi : l’amour inconditionnel et éternel en dépit de la désapprobation des semblables, les efforts des amants pour mener une vie épanouissante loin du danger représenté par la foule des « bien-pensants », le formidable retournement de situation qui menait à un affrontement acharné avec les détracteurs… et bien entendu la mort des « fautifs », les vengeurs ayant lavé leur honneur dans le sang. Tout cela s’incluait dans cette épouvantable scène de la mise à mort de Sam, à l’exception que, comme l’indiquait la présence de la vampire, celle-ci avait été rescapée du désastre par l’action digne d’un baroud d’honneur du loup-garou qui l’avait arrachée aux griffes impitoyables de la mort ; ces mêmes griffes par lesquelles il s’était vu saisi, ce brave homme réduit à l’état d’un monceau de chairs, d’os et de poils. Indigne sort en réalité pour quelqu’un dont l’unique faute avait été d’aimer sans mesure en dépit des conventions et de vouloir protéger l’être qu’il aimait jusqu’à son dernier souffle, ce qu’il était de fait parvenu à faire en projetant si fantastiquement sa dulcinée pour la préserver du danger mortel auquel il avait pourtant eu le courage de s’exposer sans mesure. Voilà pour résumer un récit par lequel il aurait été criminel de ne pas se laisser emporter, sans compter que même du point de vue le plus savamment objectif du monde, il n’était en rien dénué d’intérêt : Saïl qui, en dépit de sa nature semi-animale, ne connaissait pour ainsi dire rien sur l’espèce dont il était une sorte de représentant bâtard, savait à présent qu’il était apparemment possible pour un loup-garou de changer de forme à volonté entre celle qu’avait Khral et celle que revêtaient le commun des mortels. De quel atout étaient-ils dotés comparé à lui qui se voyait forcé de rester coincé contre son gré dans la forme de ce colosse ! Mais allons, ce n’était que partie remise, car tôt ou tard, il allait parvenir à trouver la formule qui lui permettrait de reprendre forme humaine, et s’avèrerait ainsi avoir accompli par son intellect ce qui lui faisait défaut par talent naturel !
Mais pour en revenir à des préoccupations moins narcissiques, Ayumi avait fini son récit, le concluant par le caractère anodin d’un était d’esprit humain par rapport à celui d’une créature surnaturelle comme celle qu’elle était. Bien entendu, c’était un point sur lequel cet humaniste d’homme-loup n’était pas d’accord : avant d’être ce qu’il était, il avait été un homme physiquement tout ce qu’il y avait de plus ordinaire, et en avait-il pour autant des idées plus intéressantes depuis sa transformation ? Non, il était resté intellectuellement et psychologiquement le même, conservant les mêmes règles de vie, les mêmes principes et les mêmes capacités cognitives qu’auparavant… bien sûr, il y avait cette part animale inhérente à son corps aussi bien qu’à sa personnalité qui lui jouait parfois des tours, mais hormis ces manquements pour lesquels il se fustigeait souvent sans pouvoir les désavouer, il n’avait pas de quoi se dire qu’il avait trahi ce qu’était le Docteur Ursoë !
C’était ce qu’il avait eu l’intention de lui rétorquer, mais les mots qu’elle prononça par la suite le chamboulèrent atrocement : évidemment, Saïl restait fidèle à Ellane jusque dans les tréfonds de son âme et de son cœur, et s’interdisant rigoureusement d’éprouver la moindre attirance pour Ayumi, mais Khral, lui, faisait beaucoup moins le difficile, et ces « palpitations » qu'il n'était pas loin d'éprouver lui-même, il devait faire des efforts pour les réfréner ! Mais pourquoi faire tout le temps des efforts et se priver de se délecter d’un fruit savoureux qui ne demandait qu’à être cueilli ?
« Ca suffit ! » S’écria-t-il soudain.
Sa voix n’avait pas été aussi forte que ses puissantes cordes vocales auraient pu le lui permettre, mais elle n’en avait pas moins claqué comme un coup de fouet, davantage à sa propre adresse, pour couper court à ses lestes pensées, qu’à celle de la vampire qui, quelle que fût la réputation de manipulateurs sournois que l’on prêtait à ceux de sa race, ne pensait probablement pas à mal. Malgré cela, il ne l’en fixa pas moins quelques secondes d’un regard brillant d’un feu où se mêlaient la colère qu’il éprouvait pour lui-même et les désirs que la dame aux cheveux roses faisait dangereusement monter en lui. Cependant, en dépit de son intensité, les yeux de l’homme-loup reprirent très vite le calme naturel duquel ils étaient coutumiers, et lorsque Saïl reprit la parole, ce fut d’une voix douce, bien qu’un peu tremblante et lasse d’avoir à supporter trop souvent ses pulsions animales :
« Ne dites pas des choses pareilles à quelqu’un qui est à moitié un loup et qui passe trop de temps seul pour ne pas être vulnérable aux tentations qu’impliquent une compagnie telle que la vôtre. » Dit-il, comme quelqu’un qui aurait depuis quelques temps vu passer la fleur de son âge et avouerait la faiblesse que les ans font peser sur lui.
Évitant de regarder Ayumi pour ne pas réveiller ses peu chastes envies, il s’installa sans mot dire sur un des cailloux qui entouraient sa grande table, coudes sur les cuisses, faisant son possible pour récupérer un rythme respiratoire et cardiaque normaux.
« Merci d’avoir pris la peine de me raconter votre histoire Ayumi. Maintenant… tenez, est-ce que vous pourriez me dire comment vous avez fait pour apparaître chez moi comme ça ? »
Son ton était dénué de ton ressentiment, mais il était visible qu’il n'était pas évident pour lui de reprendre la contenance dont il aurait bien voulu faire montre en face d’une invitée au lieu de la nervosité latente qu’il craignait de laisser percer.