« J'en sais rien moi Baluardo ! Écrase lui la tête ! »
C'était une journée comme les autres. Je passais dans le quartier de la Notto – l'île centrale de Castelquisianni – comme presque chaque jour, pour y faire mon marché. Objets magiques, bijoux, esclaves… j'en ai déjà tellement que même les plus prestigieuses échoppes de la ville peinent à attirer mon attention. Oh, on ne se lasse jamais d'accumuler les artefacts, mais empiler des duplicatas de joyaux qu'on possède déjà, ça ne m'intéresse pas. Quant aux esclaves, je commence à manquer de place : Fabbio n'arrête pas de m'avertir qu'il est dangereux d'accumuler trop de serviteurs dans le même château. Comme s'ils pouvaient avoir dans l'idée de se rebeller. Je n'y crois pas une seconde. La servitude est dans leurs gènes. Enfin, pour une fois, cet emplumé de régent a sans doute raison. Peut-être je devrais me débarrasser de tous ceux qui ne m'amusent plus.
En revanche, il est vraiment rare qu'on essaie de me dérober ma bourse. Le voleur, un homme entre deux âges, n'a pas dû me reconnaître. Il a effectué sa rapine probablement sans même y réfléchir, dans un geste presque complètement automatique. Il a été intercepté un quart de seconde après avoir touché à mes affaires par Baluardo, mon affreusement disgracieux – mais terriblement efficace pour intercepter les tire-laines – golem spostanacci. Il y en a dont c'est le vol qui est profondément inscrit dans la nature. De ceux-là, on ne peut rien tirer de bon.
Si j'avais été de bonne humeur, je l'aurais amené avec moi au Castel, et je l'aurais torturé au moins quelques heures. Comment ose-t-il voler la princesse ? Je devrais m'indigner, hurler, me mettre au moins un peu en colère. Cependant, aujourd'hui, je suis maussade. J'ai préféré donner l'ordre au gros tas de métal sans âme qui me sert de garde du corps de mettre rapidement fin à son existence pitoyable. Dans une seconde, sa tête va exploser, et je lui aurais rendu un fier service. Mais alors que les grosses poignes d'acier enchanté se referment autour de son crâne, le gueux se met à brailler :
« Pitié, princesse sérénissime ! Ex… excusez mon erreur gr… ossière. Je… peux racheter ma faute impa… impa… impardonable. »
Jusqu'ici, Barluardo n'est pas très sensible à ses protestations et sous la pression les yeux du supplicié commencent à ressortir légèrement de leurs orbites. Sentant le point de non-retour proche, il accélère.
« Arrêtez ! Pitié ! Objet magique ! Unique ! Avec moi !
– Vraiment ? » je fais, en consentant à me tourner légèrement la tête vers lui.
Je fais un vague signe de la main et son calvaire s’adoucit un peu. Il essaie de respirer.
« Intéresse moi, vite.
– Vous permettre de vous déplacer, où vous voulez ! Instantanément.
– Un charme de téléportation ? J'en ai déjà plein. Ils me vont vomir. Je préfère le bateau.
– Même dans d'autres mondes ! »
Je tique légèrement. Mon spostanacci doit le sentir, puisqu'il cesse complètement de l'écraser. Je fais la moue et encourage par mon silence le voleur à continuer. Prudemment, il sort de sa poche ce qui ressemble à un gros caillou vert translucide.
« D'accord, tu as un gros cristal. Comment je sais s'il est seulement magique ?
– F… faites venir un mage altesse sérénissime !
– Ah, tu veux me faire perdre mon temps.
– Alors demandez à quelqu'un ici de l'utiliser ! »
Je scrute la petite foule qui s'est constituée autour de nous. Les exécutions improvisées, ça attire toujours le chaland. Mais à cet instant, tout le monde se désintéresse brusquement de la scène. Pas dupe, je désigne un garçon, sans doute un commis de la boucherie proche si l'on en croit son tablier, qui a détourné les yeux un peu trop tard.
« Toi !
– Moi ?
– Comment ça marche ? Dis-le lui. Qu'il parte et qu'il revienne aussitôt. »
Sans lâcher le voleur, Baluardo attrape par l'épaule l'adolescent pour qu'il n'ait pas dans l'idée de se soustraire à sa mission.
« C'est t.. très simple. Il suffit de prendre le cristal et de penser au lieu dans lequel vous voulez vous trouver. Puis il faut dire « Pokušaj » ! »
– Les plans célestes ? Ça fonctionne ? »
Il fait vigoureusement oui de la tête. Je lui arrache le cristal des mains et le pose dans celles de l'expérimentateur.
« Ne pense pas trop longtemps, c'est contre-nature pour les gens de ton rang. Ne pense pas trop loin surtout » je lui indique.
Le garçon a une expression étrange, entre la peur et la peur. Mais je le vois quand même fermer les yeux et prononcer d'une voix hésistante :
« Pokušaj ! »
Et aussitôt, sans le moindre effet pyrotechnique, sans le moindre bruit, comme s'il n'avait jamais été là, il disparaît de mon champ de vision. Les secondes passent dans le silence. Le voleur a l'air inquiet. C'est compréhensible. J'aurais été le commis, je ne serais jamais revenu : un artefact comme celui-là coûte plusieurs milliers de fois ce qu'il gagnera dans toute sa vie. Pourtant, moins d'une minute plus tard, le garçon revient, un peu essoufflé, très excité… et avec un chapelet de saucisses dans la main.
« Ça a marché votre altesse ! J'ai pensé à la boucherie de mon père, et regardez ! J'ai ramené ça ! »
Il agite les saucisses devant mes yeux comme s'il s'était agit d'un trophée de guerre. Je suis trop enthousiasmé pour m'en agacer, et je lui reprends aussitôt le cristal. Il me paraît moins lourd que lorsque je l'ai pris la première fois, mais je ne m'en soucis pas. Je le fais brièvement tourner entre mes doigts.
« D'accord. Baluardo, je te retrouve au Castel. Quant à toi brigand, ton crime ne te coûtera qu'un bras rompu. Estime toi heureux. »
La perspective de passer au moins une vingtaine de minutes – le temps qu'il me retrouve – sans le tas de ferraille, me redonne de l'énergie. Je ferme les yeux à mon tour (pourquoi se sent-on obligé de faire ça ?), et je pense à ma chambre, dans le château. Puis :
« Pokušaj ! »
Pourquoi est-ce que le voleur ne s'est pas servi du crystal pour filer, d'ailleurs ? Une sensation désagréable dans mon ventre me pousse à rouvrir les yeux. Ah, j'avais presque oublié. Un spasme me traverse, et je me courbe en deux, commençant à retourner mon déjeuner princier sur le sol.
« Merde. »
Sol bien étrange, d'ailleurs. On dirait une sorte de moquette, pleine de poils longs et… roses. Enfin, qui étaient roses, avant que je renvoie dessus. Au moins, je n'en mets pas partout. Seulement sur cet affreux tapis. Je porte une robe légère en satin bleu, serrée par un cordon dorée à la taille. Un gros nœud bleu orné d'une pierre attache mes cheveux argentés, alors qu'un discret mais précieux collier de joyaux blancs entoure mon cou. Je regarde autour de moi. Tout est rose et rempli d'objets que je ne reconnais pas. Ce n'est pas ma chambre. Je n'ai plus rien dans les mains.
« Merde » je répète.