"La dernière chance du fils indigne" était titré l’article du Times. Sous ces mots imprimés en lettres capitales, il y avait une photos, certainement prises à partir d’une vidéo de surveillance. Une rue citadine vue de nuit et avec un angle plongeant. La lumière blafarde d’un lampadaire se réfléchissait sur le bitume humide. Dans ce paysage assez glauque se trouvait un hideux personnage. Un être mi homme, mi rat. La tête relevée, il laissait voir son visage de rongeur. Centré sur l’image, il s’agissait presque d’un portrait. Pelage brun et luisant, regard sanglant et dément, incisives jaunâtres et proéminentes, rictus mauvais aux babines, museau et oreilles pointues, longues vibrisses anarchiques... ce ne pouvait être que la figure d’un monstre. Un blouson de cuir noir couvrait le haut de son corps. Le bas sortait du cadre mais le cliché laissait deviner un peu de la fourrure de ses jambes bestiales. La créature devait s’acoutrer avec une indécente légèreté. Sa posture courbée participait à le déshumaniser, le rapprochant toujours d’avantage de l’animal. Derrière lui, sa fine queue glabre et blafarde de rat, sorte de ver cadavérique. Ultime détail, sa main griffue, tout aussi blanches. Elle émergeait de l’ombre du blouson et tenait un long poignard.
A côté de la photographie, l’article débutait. "Le tristement célèbre Ernest Lenoir est assurément le symbole typique du drame mutant. Fils du richissime Philipe Lenoir, homme d’affaire suisse de renom, et d’Ashley Willard, actrice de cinéma américaine, il était promis à un brillant avenir. De surcroit, il manifesta très tôt des facultés intellectuelles tout à fait remarquables. Son début de scolarité fut exceptionnelle. Une belle histoire que le gène X bouleversa. Avec le début de l’adolescence, la mutation d’Ernest se réveilla. Il devint l’enfant-rat, plus connu sous le pseudonyme de Vermine. Des mois durant, il vécut tel un sauvageon dans les égouts de notre ville. Sa famille se déchira. Divorce médiatisé, déclarations sulfureuses... La fameuse Institution Charles Xavier finit par retrouver le fugueur et le prit en charge. L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais Ernest, certainement traumatisé par ce qui lui était arrivé, s’enfuit de l’Institut afin de gagner les rangs de la Confrérie, cette organisation terroriste pro mutante. Vermine ne tarda pas à devenir un criminel digne de ce nom. Sa déchéance fut telle que son pauvre père, accablé, mit fin à ses jours. Nouveau choc médiatique, nouvelle goutte d’huile sur le feu des tensions entre hommes et porteur du gène X. On finit par ne plus entendre parler de Vermine. Il sembla se volatiliser, nous laissant croire à son décès. Il n’en n’est rien. L’un de nos journalistes d’investigation à depuis peu retrouvé sa trace. C’était à l’Institut qu’il fallait chercher. En effet, Ernest y aurait été ramené par un X-Men. Là, il aurait eu le choix entre être livré aux autorités ou accepter un sévère programme de réinsertion. C’est en tout cas ce que Charles Xavier a déclaré lors de la dernière conférence de presse. Nombreux estiment que c’était à la justice d’en décider, que les X-Men ne cessent d’outrepasser leurs prérogatives. Certains vont même jusqu’à qualifier l’Institution de refuge à malfrats et..."
La montre émit un petit bip sonore. Quatorze heures... Dieu que le temps passait vite ! Il fallait se préparer. Ernest sauta directement à la fin de l’article pour en lire les dernières lignes. "...Quoi qu’il en soit, espérons que le professeur Xavier a raison et que le jeune Lenoir se montrera digne de cette dernière chance. Il a fort à faire pour mériter une place ailleurs qu’en prison ou en asile psychiatrique." En prison ou en asile psychiatrique... des mots très durs. Mais le jeune mutant les savait justes. Cela n’empêchait pas les journalistes du New-York Times d’ignorer une bonne partie de l’histoire. Pas un mot sur l’Altérium, la molécule aux extraordinaires propriétés que son organisme produisait. Pas un mot sur le savant fou qui l’avait kidnappé pour exploité cet Altérium. Quinze jours en enfer... plus d’un aurait perdu la tête. Pas un mot sur sa petite amie féline qu’il avait connu, ici-même, lors de son premier séjour. Une relation enflammée brutalement interrompue. Cruel chagrin d’amour... Certes, il avait fait pas mal de conneries, mais il avait tout de même quelques excuses. Sa situation n’était pas facile à vivre et personne ne pouvait l’imaginer, tout du moins pas de simples humains à l’existence si routinière. Il plia le journal et l’abandonna sur le bureau. Ensuite, il bailla, s’étira et quitta sa chaise. Après le repas, il avait toujours un petit coup de barre. Par la fenêtre de sa chambre, s’il se perchait sur le lit ou un autre meuble, il pouvait voir le parc de l’Institut. Un décor si verdoyant, si lumineux, qui contrastait avec les horreurs qu’il avait connues. Pour l’instant, il était au sol. Avec sa petite taille, à peine plus d’un mètre, il pouvait surtout admirer le ciel d’un bleu limpide et le soleil estival. Il avait effectivement de la chance d’être là, il en était conscient. Voilà maintenant plusieurs mois que, jour après jour, il ne ménageait pas ses efforts pour remonter la pante. Le psychologue l’avait beaucoup aidé. Il devait justement le voir pour sa consultation de la semaine. D’un pas décidé, il gagna sa salle de bain. Il se donna quelques coups de brosse et se lava les dents afin d’être tout à fait présentable. Devant son miroir, il constata avec plaisir qu’il n’avait plus grand-chose à voir avec le monstre de la photo. Il avait bien sûr toujours une figure de rongeur, mais propre et assagie. Une chemise blanche, bien ajustée et un pantalon beige avait remplacé le blouson de voyou. Il avait un petit air de rat de bibliothèque. Ce n’était pas une apparence mensongère, il lisait énormément. Il avait aussi repris ses études là où il les avait arrêté des années plus tôt. Satisfait, il s’approcha de son porte-manteau et enfila son veston assorti au pantalon. Ensuite, à regret, il se chaussa. A cause de sa période sauvageon, il avait tellement l’habitude de marcher pieds nus qu’il avait quelques difficultés à supporter les chaussures, des chaussures un peu spéciales car adaptées à sa morphologie atypique.
Une fois prêt, l’hybride sortit de sa chambre. Dans le couloir, il croisa plusieurs autres élèves de l’Institut. Ici, il ne faisait pas peur. Ici, il était comme tout le monde, un individu particulier dans un environnement où être particulier était la norme. Ça lui faisait beaucoup de bien ces sourires qu’on lui adressait et les discussions anodines auxquelles il participait. Il dormait mieux, faisait moins de cauchemar. Il domptait progressivement les caprices de son caractère tourmenté. Les règles, parfois, l’énervaient. Il y en avait tellement. Pas d’alcool, pas de sexe, pas de violence. Mais le jeu en valait la chandelle. Ça faisait longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi tranquille. Arrivé à l’escalier, il sauta sur la rampe et, en équilibre, glissa dessus jusqu’en bas. D’une cabriole, le voilà dans le hall du manoir. C’était chouette comme cadre ! Ça lui rappelait presque sa maison en suisse. Un enseignant l’ayant aperçu, le sermonna pour la forme, et lui annonça que sa voiture l’attendait. Le psychologue n’officiait pas à l’Institut. Le mutant se rendait donc à la consultation en taxi. Pas n’importe lequel, un habilité aux transports sécurisés. Sitôt sur le perron, il repéra la voiture blanche banalisée aux vitres tintées. Le chauffeur lui ouvrit la portière arrière tout en le saluant avec une distante politesse. Tout le monde n’était pas aimable. Installé confortablement, la ceinture bouclé, voilà Ernest en route. Bercé par le ronron du moteur sportif, il regarda le paysage défiler. Il connaissait par cœur le trajet, ou plutôt les différents trajets car le taxi en changeait aléatoirement chaque semaine. Aux yeux de la Confrérie, Ernest était un traitre, ça imposait quelques précautions. Il ne chercha pas à discuter. C’était inutile. Il préféra se laisser aller, errant dans ses réflexions du moment. Comment allait être la séance d’aujourd’hui ? Il ne tarda pas à somnoler, puis sombra totalement. Au moins, ainsi, il serait arrivé plus vite...