Il fait lourd et moite ; plus Stephen avance dans ces endroits inextricables, plus s’ajoute le poids de cette atmosphère. Il a ôté sa redingote, restant juste avec sa chemise entrouverte sur son torse, mets de choix pour les moustiques, et son pantalon de toile légère dont il se demande si quelque serpent ne pourrait pas s’y faufiler. Comment a-t-il fait pour passer du parc urbain à la jungle touffue ? La question lui revient sans cesse, mais aucune réponse ne lui convient. La seule certitude qu’il a est de se trouver, sans eau ni nourriture, sans arme ni plan, dans cet endroit hostile.
Et une arme, il en faudrait bien ! Car, tout compte fait, les moustiques ne sont peut-être pas les pires dangers. Stephen a l’impression d’entendre des bruits tout proches, des bruits de pas comme étouffés, des respirations plutôt rauques, des arbustes qui semblent bousculés. Comme si quelque chose de grande dimension marchait dans un chemin parallèle au sien, sans jamais se montrer, juste en suggérant sa présence. Comme un fauve qui jouerait avec sa proie, jusqu’au moment où il déciderait de la dévorer. Mais, un fauve ici, c’est stupide ! Pas dans une annexe du parc de Seikusu ; même si c’est peut-être une sorte de parc d’attraction, il ne faut pas effrayer les clients.
Mais même cette hypothèse est loin de le rassurer, car les bruits sont bien réels, et son chemin risque de croiser bientôt celui de la chose. Enfin, de la ou des choses. Car, effet d’imagination sans doute, il lui semble entendre les mêmes bruits de l’autre côté, et même derrière. Bah, ce ne doit être que des chats sauvages, veut-il se persuader. Je dois être le seul imbécile qui s’est perdu par ici et, comme ils sont curieux, ils me suivent. Mais ça, même ça, n’a rien de convaincant !
Stephen sue à grosses gouttes, mais ce n’est pas dû qu’à la météo. Il y a quelque chose ou quelqu’un, un truc vivant, c’est sûr. Et, si les bruits sur ses côtés se sont arrêtés, celui dans son dos s’est amplifié, au point qu’il stoppe soudainement, faisant demi-tour pour faire face à l’intrus.
Un tigre ! Un immense tigre ! Un monstre comme il n’en existe que dans les livres, et même pas dans les zoos. Pas le grand truc qui danse au Nouvel An chinois, mais un chat taille XXXL. Une chose qui respire la masse musculaire, qui a des dents si longues qu’elles dépassent et comme brillent sous le peu de soleil transperçant le feuillage, et des yeux, oui des yeux froids, comme le tueur qui se prépare à loger une balle dans la tête de sa victime.
Si c’est une attraction, elle est vraiment bien réalisée ; mais ça n’y ressemble guère. C’était donc ça qui le suivait ! Mais pourquoi y avait-il tant de bruits alentour, soudain remplacés par le seul silence, lui-même troublé par le martèlement des grosses pattes sur le sol ?
Stephen avise son environnement, des taillis et des entremêlements de lianes avec un chemin qui ne se dessine plus comme s’il est dans un cul-de-sac, une espèce de petite clairière comme prédestinée au massacre que cette bête doit aimer faire. A terre, une branche cassée, dérisoire mais seule échappatoire face au monstre. Ils sont deux, pas à armes égales, mais il n’a pas d’autre alternative que le combat.
« Je t’attends, gros matou », lance-t-il en ramassant le fétu qui serait sans doute broyé d’un petit coup de mâchoire. « Même pas peur », fanfaronne-t-il, alors qu’il est mort de trouille, ayant juste une dernière pensée pour sa femme et ses enfants, eux qui l’on laissé partir sur les routes, parce qu’il voulait s’y accomplir. Si c’est ça le bonheur, que de mourir dévoré dans un endroit aussi glauque…