Le calme est propice à la réflexion ; et, que ce soit sur un banc du parc ou un banc de la place publique, le Vagabond laisse souvent ses pensées aller. Ce jour-là, il est en pleine réflexion sur sa vie. Vaste sujet philosophique, vaste source de regrets et de désillusions, vaste sujet qui peut être exploré chaque jour avec des résultats chaque fois différents. Mais là, il remonte très loin.
Oh certes, l'enfance banale et cadrée est bien vite oubliée. Mais il y a la vie d'adulte, du moins la première partie, les enfants qui ont grandi, l'épouse dont il s'est peu à peu détaché, au point qu'elle a accepté qui parte sur les routes. Il le revient aussi ces routes justement, tous les kilomètres parcours, tous les dangers nouveaux. En est-il plus heureux pour autant ?
Il ne pourrait le dire. Il a certes vécu des aventures passionnantes et rencontré de nombreuses femmes pour un moment d'intimité. Un moment de sexe, plutôt. Car, contrairement à ce qui l'unissait à son épouse auparavant, ces femmes d'une nuit voire de deux, n'ont partagé avec lui qu'un plan cul. On baise une nuit, on ne s'attache pas, on se quitte au matin, sans rien demander de plus.
Alors, l'une des questions qui, soudain, lui arrive, totalement imprévue. Et l'amour dans tout ça ? N'est-il condamné qu'à des rencontres de hasard avec des femmes aussi paumées que lui ? Rencontrera-t-il un vrai amour, plus fort que tout ce qu'il a connu jusqu'alors ? Cessera-t-il, un jour, sa route, pour vivre avec une femme qui aura su le retenir, qui l'aura fait renoncer à sa liberté ? Certes pas dans les lycéennes de Mishima qui gloussent comme des oies, et ne lui seront bonnes qu'à sauter une nuit. Pas davantage dans ce Nexus où les femmes ont l'air étranges, entre celles qui ont des attributs animaliers pour il ne sait quelle raison, et celles qui ont un regard froid comme s'il n'était qu'un sous-individu pour elles.
Pourtant, il ne s'est pas arrêté là par hasard. Si ses pas l'ont mené à Seikusu, fut-ce au gré ds transports, il y a une raison. Mais de là à dire que c'est pour trouver l'amour de sa vie, il faut rester lucide ! Il continue à regarder les femmes qui passent, finissant par même en trouver certaines élégantes. Mais si hautaines qu'elles en seraient insupportables, hormis pour leur rabattre le caquet en leur bourrant les reins.
Il aimerait tellement trouver une femme douce, pas formatée par la société, pas imbue de sa réussite, pas axée seulement sur un foyer stable. Une femme sensuelle, mais une femme uniquement guidée par l'amour, ayant envie de vivre avec lui d'amour et d'eau fraîche. Et, plus les minutes passent sur son banc comme isolé dans la foule, plus ses pensées virent vers le romantisme le plus fou, presque insolite au regard des mois qu'il vient de vivre et des idées qui l'ont mené sur cette route.
Et, tout à coup, le déclic ! Il ne va pas se priver de sauter tout ce qui porte jupette et est open, mais il recherchera aussi l'amour dans toute sa pureté. Autrement dit, si une gonzesse lui dit oui et s’allonge aussitôt, ce n'est pas celle-là ! Pas plus, d'ailleurs, qu'une gonzesse qui l'enverrait bouler illico ; les froides du cul ne sont guère des références amoureuses. Mais il lui faudrait peut-être définir quelques critères.
Justement... là est le problème ! Quels critères ? Le physique ? Peu importe, enfin pas moche quand même, plutôt jolie en fait, mignonne sans être fatale, voilà. Les yeux ou les cheveux, oh pas de blocage, quoiqu'une jolie blonde... Mais, par ici, au milieu des nippones brunes, ça va être difficile à trouver. Eh bien, ce sera peut-être ailleurs ! Bon, ça n'avance guère, tout ça. Ah, et côté habits ? Hum, des bas et un porte-jarretelles, c'est canon ça ! Oui, mais peu probable d’en croiser une qui les montres comme ça tout de go. Bon, une fois éliminées les sportives en jogging ou les ménagères en tenue de travail, quoi de plus simple qu'une jolie robe ; c'est élégant et si facile à soulever. Non ! Rappel de la règle numéro un : elle ne dit pas oui tout de suite, et il doit se montrer gentleman.
Une journée passe, et rien... Il repart à sa cachette, confiant pour le lendemain. Le lendemain passe, et rien... Il faudra peut-être revoir certains critères ! Le surlendemain passe, et rien... Ah si, une candidate presque dans les prérequis, mais, quand il la vit embrasser goulûment son amie, il comprit que c'était raté. Encore quelques jours comme ça, et il va accepter le premier boudin qui passe !
« Je... La place était libre ? »
La question le tire à peine de son désespoir.
« Oui, oui, si vous voulez... »
Il a d'autres choses à faire que de causer aux promeneurs qui s’assoient à côté.
Un promeneur ? Avec cette voix cristalline ? Euh... impossible ! Il tourne la tête, sans même réfléchir. Un ange vient de s'installer à ses côtés ! Ses délires ont dû détruire sa raison. Un ange, un ange blond avec de si beaux yeux, un ange blond dans un si bel écrin de robe, un ange blond qui l'a frôlé c'est sûr, un ange blond qui lui sourit, un ange blond... qui semble pleurer.
Idiot ! Crétin ! Pauvre con ! Vu comme il lui a répondu, elle ne risque pas d'être joyeuse !
« Mais vous venez d'où ? »
La question est saugrenue, stupide même. Comme si elle pouvait venir de la planète Mars ! Mais, alors qu'il désespérait de ne pas trouver, et qu'il se résolvait à retourner sauter quelque pouf de passage, voilà qu'une apparition s'installe sur le même banc que lui. Il ne parvient même pas à en détacher le regard; il se demande s'il ne rêve pas, tant cette frêle jeune femme détonne au milieu de cette population le plus souvent désagréable.
Et les questions continuent à affluer. Pourquoi elle? Pourquoi là? Pourquoi lui?
Il voudrait bien toutes les réponses, mais il lui faut déjà ne pas la laisser fuir. Un tel ange blond ne se retrouve jamais! Elle est aux antipodes de tout ce qu'il a connu jusqu'alors? Certes, son ex-épouse avait du charme, mais pas à ce point. Certes, les femmes qu'il a culbutées lors de ses voyages avaient de la sensualité, mais pas à ce point.
Mais ces larmes, sur ses joues, qui feraient presque plus briller encore ses beaux yeux... Il sort un mouchoir jetable, et lui tiens :
« Séchez vos larmes; ce serait dommage de pleurer, avec un visage si joli et si doux. »
Le rustre en devient gentleman, le squatter en devient dandy. En un instant, il a oublié tout le reste, sa vie passée, ses chemins parcourus, les femmes d'une nuit. Cette apparition est vraiment irréelle. De l'extrême douceur de son visage aux subtiles lumières de ses yeux, de sa sublime silhouette (même si le coloris de la robe est assez insolite) à la finesse de ses jambes dont une l'a frôlé il en est vraiment sûr, elle est "parfaite". Oui, c'est bien le mot; la perfection sous la forme d'une petite fleur fragile qu'il faut protéger!
La vie est merveilleuse; il suffit de penser très fort, et voilà que la femme parfaite vous apparaît, rien que pour vous! Un instant hors de sa contemplation, le Vagabond a quand même un éclair de lucidité. Pourquoi une telle beauté viendrait-elle s'asseoir à côté de lui, le SDF? Elle doit avoir plein de vieux mecs pétés de fric qui lui tournent autour. Belle comme elle est, vieux ou jeunes doivent se pâmer pour elle. Douce comme elle est, ils doivent être prêts à vendre père et mère pour ses beaux yeux.
Ah, ses yeux, oui ses yeux! Et elle le fixe, même s'ils sont embués. Vraies larmes? Ou alors c'est un pari pris avec des copines, de faire croire à un SDF qu'une bourgeoise s'intéresse à lui? Ou alors elle est si fauchée qu'elle est prête à se taper n'importe qui pour survivre? Non, il ne pet croire ça. D'ailleurs, il ne le veut même pas!