Elliot Danziger avait un problème. Il étudiait la proposition de cette femme, avec l’intime conviction d’être en train de se faire enfler... Non, il
savait qu’il se faisait enfler, mais, d’un autre côté, il savait aussi que, vu les exploits de sa dernière acquisition, il ne pourrait jamais obtenir un meilleur prix que celui que cette femme lui proposait. Elliot n’était pas un éleveur. Son métier était de capturer, et de vendre. Cependant, on ne vendait pas au même tarif un esclave docile et un esclave hargneux qui attaquait tout ce qui bouge avec la ferme intention de faire couler le sang. Et, en réalité, Elliot en était arrivé au point où il se disait que, même s’il ne serait pas bénéficiaire, il préférait se débarrasser de cette maudite Usagi, plutôt que de continuer à enchaîner des pertes. Danziger était un esclavagiste, et membre d’une guilde d’esclavagistes qui avait des comptoirs commerciaux un peu partout sur Terra.
Il y a plusieurs semaines, les chasseurs de la guilde avaient amené à une ferme esclavagiste une belle Terranide à la peau sombre dans une cage. Une guerrière, avaient-ils dit, car elle avait tué plusieurs d’entre eux avec des flèches, avant qu’ils ne parviennent à le maîtriser, elle, et d’autres membres de sa tribu. Tous ces derniers avaient été consignés dans les registres de la guilde, et le propriétaire de la ferme avait sagement choisi de la vendre sur le marché aux esclaves d’Ashnard, en se disant qu’une guerrière plairait sans doute plus aux Ashnardiens qu’à des Nexusiens. Le trajet vers Ashnard avait apparemment été folklorique, la Terranide n’ayant pas sa langue dans sa poche, et ayant cherché à s’échapper à plusieurs reprises. Elle était ainsi arrivée entre les mains d’Elliot, qui avait initialement pensé en tirer un bon prix.
Le premier jour de son exposition sur son stand, elle avait mordu la main d’un client intéressé, un gros tas de graisse, qui avait couiné comme un porc qu’on égorge. Elle avait mordu si fort qu’elle en avait arraché à l’homme un bout de doigt. En punition, Elliot l’avait fouetté une dizaine de fois, puis l’avait balancé dans l’enclos de la guilde, où il y avait d’autres esclaves un peu durs. L’un d’entre eux avait essayé de la violer, et s’était retrouvé saigné comme un goret. Il avait de justesse échappé à la mort, et Elliot avait commencé à comprendre qu’élever cette dinde ne serait pas facile. Il aurait fallu la vendre en l’attachant au pilori, avec un gag ball sur les lèvres, mais Elliot savait que, s’il faisait ça, les clients potentiels sauraient son caractère rebelle, et demanderaient une baisse du prix. La belle Terranide avait également essayé de s’échapper de son enclos, mais avait été arrêtée par les mercenaires de la guilde, non sans en blesser un, assez grièvement. Elle avait reçu vingt coups de fouet supplémentaires, et avait fini dans une cage. Danziger avait réfléchi. Peut-être aurait-il fallu la droguer ou l’affamer pour la rendre plus docile, mais elle aurait, là encore, perdu de sa valeur.
Personne n’avait plus voulu de cette Terranide, qu’Elliot avait désormais choisi d’exhiber, avec un gag ball sur les lèvres. Chacun savait qu’elles avaient mutilé un notable de la ville, et Elliot s’inquiétait. Ce premier client avait des relations avec la garde impériale, et il redoutait que, par vengeance, ces derniers ne viennent d’eux-mêmes prendre cette Terranide, tout en lançant sur Elliot et sur sa guilde une enquête fiscale, le genre d’enquêtes qui pouvaient lui valoir cher.
«
Vous n’avez plus qu’à signer là... »
La femme, au visage de poupée, laissa sa suivante, une avocate,
Marina, lire l’acte de vente. Elliot en avait presque mal au cœur de la vendre à un prix aussi bas. Il n’y avait pas de risques qu’on le poursuive pour concurrence déloyale, car il était depuis longtemps admis que, face à un esclave rebelle, un vendeur pouvait le vendre au prix qu’il voulait, sauf à l’avoir éduqué lui-même, mais ce n’était pas le cas. Cependant, d’un strict point de vue professionnel, vendre une esclave à un tel prix pouvait entraîner un précédent dont il se passerait bien.
«
Tout est conforme. »
Elliot avait déjà signé en apposant son sceau, et Marina signa de même, en donnant un coup de tampon, conférant ainsi au document une valeur probante renforcée. Ce fut ensuite au tour de la nouvelle propriétaire de signer l’acte de transfert de propriété. Elliot lui remit ensuite tous les documents concernant cette Terranide. Il n’y avait pas grand-chose, pas même son nom, car elle avait refusé de le donner. La région d’où elle avait été capturée avait été indiquée, et le dossier comprenait plusieurs rapports des chasseurs l’ayant attrapé, qui attestaient tous que cette femme était du genre rebelle.
«
C’est toujours un plaisir de faire affaire avec vous, se mit à sourire Mélinda.
-
Le plaisir est partagé », lui assura Elliot, qui n’en pensait pas un traître mot.
Mains croisées dans le dos, Mélinda Warren suivit Elliot le long des couloirs du comptoir commercial de la guilde, pour arriver dans une cellule d’isolement, seul endroit où Elliot avait pu caser cette femme. Il s’était dit que la laisser dans sa cage à poules ne serait pas très vendeur, et avait donc insisté pour qu’elle soit conduite à une cellule d’isolement. Avec son gag ball sur les lèvres, elle était au moins silencieuse, même si ça ne l’avait pas empêché de blesser une nouvelle personne, avant d’être attachée contre le mur. Elle était dans une pièce froide et inhospitalière, et Elliot laissa Marina et Mélinda seules dans la pièce, avec elle, refermant la porte derrière elles.
Silencieusement, la vampire observa la femme, détaillant sa silhouette, ses formes. Elle était parfaite, mais elle pouvait aussi voir, dans son regard, quelque chose qui tenait plus de la haine furieuse que de la soumission placide. Ceci ne l’empêcha pas de légèrement sourire en se rapprochant.
«
Je suppose que tu ne sais pas qui je suis, finit-elle par dire,
aussi vais-je sommairement me présenter... Et, comme on m’a dit que tu avais la fâcheuse tendance à insulter tout tes interlocuteurs, Marina retirera le truc que tu as sur les lèvres quand j’aurais fini. »
Elle n’oubliait pas que cette femme avait été battue à de plusieurs reprises. Le pauvre Elliot était pour elle un individu particulièrement incompétent, mais c’était le cas pour la plupart des esclavagistes.
«
Je m’appelle Mélinda Warren, et je suis, à partir de maintenant, ta Maîtresse... Ce qui, en d’autres termes, revient à dire que j’ai en charge ta protection et tes intérêts. On m’a fait comprendre que tu étais une femme plutôt... Réactionnaire à ta condition, ce que je comprends. Cependant, tu dois bien comprendre que tu n’es plus dans ta forêt natale, mais dans un environnement auquel tu ne connais rien. Un environnement sauvage, dangereux, qui t’est aussi hostile que tu l’es. Si je n’avais pas été là pour décider d’acheter tes droits auprès de cet imbécile heureux qui t’a enchaîné, tu serais en prison... Et, si tu avais réussi à t’évader, tout ce que tu aurais rencontré en quittant cette ville aurait été un vaste désert avec des monstres. Je peux lire dans tes yeux que tu ne m’aimes pas, mais, et pour faire simple, si tu ne viens pas avec moi, tu finis en prison. Voici donc ce que je te propose... »
La vampire ménagea une nouvelle pause, en s’humectant les lèvres. Elle réfléchissait, et finit par poser ses conditions :
«
Viens avec moi, et tu auras droit à un lit confortable, et à de l’éducation. Il va falloir t’y faire, ma grande, tu n’es plus dans ta forêt. Viens avec moi, reprit-elle,
et, une fois que je me serais assurée de ton éducation, tu pourras retrouver ta liberté. »
Bien sûr, le terme «
éducation » avait un sens tout à fait particulier dans la bouche de Mélinda, mais il était inutile de le préciser. La vampire ignorait alors totalement tout du réel potentiel de cette femme, et voyait juste une très belel femme, ce qui, en soi, constituait un argument suffisant pour la faire sortir de cette geôle puante. Elle laissa planer plusieurs secondes, le temps de laisser à cette femme le soin de réfléchir. Si elle était capable d’insulter tout ce qui bouge, elle était aussi capable de réfléchir, et Mélinda espérait qu’elle avait réfléchi à sa proposition, somme toute assez honnête. De la tête, elle fit brièvement signe à Marina, qui se dirigea vers la Terranide, et lui ôta l’appareil qu’elle avait sur les lèvres. Le gag ball était trempé par la salive de la femme, et elle le jeta au sol, laissant le soin à la femme de parler.