CLAYTON SHAW
«
À mort ! À mort ! » hurlèrent-ils en s’avançant.
Leurs torches brûlaient dans la rue, alors que la meute devenait de plus en plus nombreuse, poussant des hurlements sauvages en brandissant leurs épées, leurs fourches, leurs bâtons, et leurs haches. Il y avait surtout des dockers et des ouvriers, s’avançant le long d’une grande rue pavée. Ils hurlaient, réveillant les riverains, qui s’approchaient à leurs fenêtres, observant ce qui se passe. Clayton était en tête, parmi d’autres dockers et des ouvriers, comme des personnes travaillant à l’abattoir. Ils renversaient les poubelles en s’avançant, arrachant les affiches publicitaires vantant les mérites de l’abattoir Mandus.
L’abattoir Mandus se rapprochait de plus en plus, et Clayton était résolu. Il ne faisait plus confiance à ce Nolan Tromeyn, ce noble venu des hauteurs, qui se dandinait dans ses beaux vêtements, avec son air suffisant, sans rien comprendre aux horreurs véritables qui se déroulaient ici bas. Il allait régler ça à l’ancienne : par le feu. Il était toujours ami avec les dockers, et ces derniers avaient ramené d’un entrepôt toute une cargaison de brai. C’était du brai de houille, qui venait de profonds marécages, et était acheminé par des chariots à Nexus, pour être vendu. Les principaux clients étaient des seigneurs et des châtelains, ainsi que la Couronne. Le brai était utilisé pour les fosses empoissées, car c’était un élément hautement inflammable, solide à température ordinaire. Les stocks avaient été enfermés dans de solides pots, afin de ne pas en respirer les redoutables inhalations, et ils étaient contenus dans un chariot qu’on avançait.
Shaw n’était pas le genre d’hommes à se laisser faire. Il allait détruire cet abattoir. Peu importe quelles étaient les saloperies vivant là-dessous, il ne comptait pas attendre sagement qu’ils viennent l’enlever, comme ils avaient déjà pu le faire avec bien d’autres habitants. Se terrer dans son coin n’était pas la manière avec laquelle il appréhendait des menaces. Il était un battant, pas un comploteur vicieux à la Tromeyn. Mandus était un cinglé, et il allait régler ça à l’ancienne.
En purifiant tout par le feu.
La procession se rapprochait rapidement de l’abattoir, en longeant les murs. Shaw voulait agir rapidement, avant que la Milice urbaine ne vienne leur mettre des bâtons dans les roues. Shaw en terminerait ce soir. Il se l’était juré.
OSWALD MANDUS
«
Tu me déçois beaucoup, Oswald, lui avait-il dit.
Tu es en train de détruire ce à quoi nous avons tant contribué, le fruit de millénaires et de millénaires de croyances et de sacrifices. Si seulement tu prenais le temps d’y réfléchir, tu comprendrais quelle erreur tu es en train de commettre. »
Il ne l’écoutait pas. Le Professeur essayait de le dissuader de ne pas le faire, mais Oswald savait ce qu’il fallait faire. Il l’avait su dès qu’il s’était réveillé, hagard, dans son lit. Plus aucun souvenir, plus rien, si ce n’est son nom, visible sur la manchette d’un journal, et le souvenir persistant que ses fils allaient mal. Oui, ses enfants... Il les avait entendus jouer en haut, dans le grenier, et il les avait suivis... Mais, plus il les suivait, et plus il avait conscience qu’ils allaient mal, comme s’ils avaient été enlevés. À force de jouer à cache-cache, ils s’étaient perdus dans des souterrains que Mandus avait suivi, jusqu’à rejoindre un abattoir.
Son abattoir. Il avait erré dans les entrepôts et les locaux déserts, sortant de l’abattoir pour errer dans quelques rues, avant de se retrouver dans l’église. Il avait eu un souvenir en traversant le cloître menant à cette dernière.
C’est là qu’il les avait baptisés. L’église était vide. Aucune trace de paroissiens, mais les cierges étaient allumés. Il était tombé à genoux devant l’autel, en voyant une hérésie : un cadavre de porc crucifié sur la Croix du Christ.
C’est depuis l’église qu’il avait rejoint la Machine. Il y avait un passage secret, une entrée dans la crypte, et c’est là qu’il avait peu à peu compris ce qui se tramait. Il avait été dupé par un associé, par le Professeur, afin de protéger une monstruosité, une aberration sans nom. Comment avait-il pu prendre part à ça ?! Les souvenirs revenaient... L’abattoir, la misère dans la ville... Il était revenu de ses safaris pour constater que la misère sociale, cette souffrance qu’il voyait dans des régions sauvages et autochtones, avait déferlé chez lui, à deux pas de sa porte, dans l’indifférence totale des puissants, qui se prélassaient dans des fêtes somptueuses et des banquets fastes. Il avait vu les épidémies de choléra ravager certains quartiers des bas-fonds, et avait mis sa fortune à l’œuvre d’un édifice qui permettrait de soigner ces malheureux, en leur offrant du travail, en leur permettant de s’insérer dans ce modèle sociétal qu’il avait appris à admirer à force d’en voir les balbutiements à l’étranger.
Oswald s’était inspiré de travaux tekhans pour améliorer les porcs. Des implants génétiques, mais il n’aurait jamais pu soupçonner que le Professeur se déciderait à les employer sur des êtres vivants ! Mon Dieu, c’était... Il n’y avait pas de mots pour décrire les abominations qui avaient été faites ici ! Il revoyait en images diffuses les prisonniers en train d’agoniser, et ses hurlements. Quand il avait su tout ça, il avait voulu tout arrêter... Mais comment arrêter cette construction ? Elle s’enfonçait très profondément dans le sol, et les pensées de Mandus étaient encore très confuses sur ce qu’il avait fait. Il y avait encore des blancs qu’il ne s’expliquait pas, et il suivait son instinct, qui lui disait où aller.
Pour fonctionner, la Machine utilisait l’eau des égouts pour se rafraîchir. Elle consommait énormément de chaleur, et il y avait énormément de pression. L’eau des égouts avait permis de concevoir la Machine, à l’aide d’un système qui avait permis de dériver l’eau des égouts à un endroit précis, dans les pompes. Il venait de saboter ces dernières, en fermant les trappes permettant à l’eau de rentrer. La pression explosait partout, mais ce n’était pas suffisant pour arrêter la Machine. Elle avait été trop bien construite, avec trop de sécurité.
Sa canne le ralentissait, et il avait déjà failli mourir à plusieurs reprises à cause de ça, notamment dans l’abattoir. L’un de ces monstres errait là-dedans, et il l’avait prudemment esquivé, le cœur sur le point d’exploser. Maintenant, il courait aussi vite qu’il le pouvait, quand les deux mystérieuses personnes l’interpellèrent... Surtout la Terranide. Était-ce l’esclave de Tromeyn ? Elle se dressa devant lui, et se mit à prononcer quelque chose d’incompréhensible.
«
Une plaisanterie ? Mais... »
Avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit, il vit la femme prendre la forme d’une énorme louve, et écarquilla les yeux de stupeur. Oswald n’eut cependant pas le temps d’en savoir plus. Les hommes-porcs se rapprochaient, et il grimpa sur cette dernière, s’élançant le long des couloirs. La pression continuait à exploser, mais ils avait que ce ne serait pas assez. Il avait affaibli la Machine, mais il ne pourrait pas stopper le Professeur. Grâce à l’aide de la Terranide-louve, il parvint en tout cas à semer les hommes-porcs... À moins que ces derniers n’aient lâché la traque.
Ils se retrouvèrent dans un couloir sombre, et Nolan, épuisé, s’appuya contre un mur, en sueur, tandis que la louve se mit à lui parler. Sous sa forme animale, ses mots ressemblaient à des grognements, mais il en comprenait le sens.
«
Schizophrène ?! s’exclama-t-il.
Je ne comprends strictement rien... -
Pas de ça, Mandus... Ces hommes-porcs erraient chez vous, ceci est votre... Votre création ! -
Non ! s’exclama-t-il.
Pour l’amour de Dieu, pourquoi aurais-je conçu une telle chose ?! -
Parce que... Parce que nous sommes sous votre... Sous votre putain d’abattoir ?! -
Ça n’a rien à voir ! J’ignorais ce qui se passait là-dessous ! »
Tromeyn le regardait d’un air soupçonneux, et, conformément à ce que la femme avait demandé, il brandit sous son nez un flacon... Une bouteille avec une mention dessus. «
AMNESIA ».
«
C’est... C’est quoi ?! s’étonna Oswald.
-
À vous de nous le dire, nous l’avons trouvé dans votre chambre. »
Oswald ne dit rien, fixant la bouteille. Il tremblait nerveusement, et tourna à droite et à gauche, avant de poser la main sur son front, réfléchissant intensivement.
«
Je... Tout est confus dans ma tête... Écoutez, ce que j’ai fait est illégal, mais... C’était pour l’intérêt commun. -
Faire des expériences génétiques sur des cobayes humains ? Les transformer... En monstres ? le railla Nolan.
-
Non, non... -
C’est ça, votre définition de l’intérêt général, Mandus ? -
J’ai chargé un associé de réaliser des expériences, oui, mais sûrement pas sur des humains ! Grands Dieux, pour qui me prenez-vous ?! Il... Il devait faire des expériences sur des porcs, afin... Afin de les améliorer, en suivant des formules tekhans. Je ne pouvais pas l’avouer publiquement, car... Et bien, vous le savez... Tekhos désapprouve fortement toute utilisation non approuvée de sa technologie hors de ses frontières. Je ne voulais pas d’un scandale politique qui aurait été un prétexte parfait pour fermer mon abattoir. J’avais... J’avais investi bien trop d’argent et d’espoir, mais... Il y avait tellement de demandes, tellement de gens affamés. J’en fournissais dans les cantines, dans les dispensaires, les hôpitaux, mais la demande augmentait toujours. Vous êtes un marchand, Tromeyn, vous devez bien comprendre ça ! J’ai fait appel à quelqu’un... Je lui ai dit de tester les formules pour améliorer la reproduction des porcs, pour qu’ils soient plus gros, pour qu’il y ait... Plus de viande... Je... Je n’aurais jamais pu me douter que... Qu’il irait jusqu’à... Jusqu’à... »
Sa voix se brisa, comme si Mandus était sous le choc.
«
Qui... Qui est votre associé, Mandus ? Qui ?! -
Je... Je ne me rappelle pas de son nom. C’est... Le Professeur. On le surnomme ainsi. -
Le Professeur ?! Mais... C’est impossible ! »
Mandus releva la tête, en clignant des yeux.
«
Vous le connaissez ?! -
C’est un universitaire ! Il faisait partie du Centaur Club ! Nous l’avions chargé de se rapprocher de vous, afin de savoir si vous aviez besoin de notre aide... -
...Ou trouver un moyen de profiter de ma dépression pour me voler. »
Mandus secoua la tête, et observa alors un peu mieux la Terranide.
«
Vous... Je me souviens de vous avoir vu... Shad ? Vous êtes l’envoyée de la Reine, non ? Est-ce que la Couronne compte venir ? Il faut raser cette place afin que... -
Assez, Mandus ! J’en ai assez de vos salades ! »
Nolan le fusillait du regard.
«
Vous préparez une invasion ! Cette structure n’est qu’un avant-poste militaire en vue d’envahir Nexus ! »
Oswald ne dit rien... Non pas parce qu’il trouvait l’idée absurde, mais parce que cette accusation lui rappelait des souvenirs... Le mur se mit alors à trembler derrière Nolan. Ce dernier continuait à parler, de plus en plus fort, et, dans l’obscurité, des mains se rapprochèrent. Le temps qu’Oswald puisse agir, il était trop tard. Une énorme main attrapa Nolan au visage, et le renversa sur le sol, tandis qu’une gueule difforme s’enfonça dans le cou de Nolan.
«
HAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA !! NNOOOOOOOOOOOOOOOOOONNN !! »
Le sang fusa, et le monstre se redressa alors, de toute sa hauteur.
Mesurant bien deux mètres de haut, une créature grisâtre, semblant sortie d’un cauchemar, se dressa face à eux, tendant ses interminables doigts vers eux.
Ses intentions ne faisaient pas l’ombre d’un doute.