Nexus avait beau connaître des bouleversements économiques et sociaux, ce n’était pas pour autant que les prétendants ne se bousculaient pas au portillon. Traditionnellement, c’était le Roi et la Reine en fonction qui s’occupaient de marier leurs enfants, en ayant toujours en tête le bien du royaume. C’était dans cette optique que Rickard Ivory avait épousé la duchesse de Kovar, mais, avec Elena, il y avait une situation juridique difficile à traiter, car sans précédent : elle était la dernière des Ivory encore en vie, ce qui faisait que seule elle pouvait consentir au mariage. En d’autres termes, les parents n’étaient plus là pour provoquer le mariage, et il fallait donc séduire Elena. Certes, cette dernière avait du soutien, notamment de la part d’Adamante, à tel point que les ducs et les autres rois proposant un mariage savaient très bien que, non contents de convaincre Elena, il leur faudrait aussi convaincre Adamante. Cette dernière était silencieuse en public, mais, en privé, il était connu qu’elle et Elena parlaient longuement de tout et de rien. Quoi de surprenant ? Les Mélisains avaient agi en ce sens, en liant dès le berceau Adamante et Elena. Adamante représentait à elle seule toute cette famille qu’Elena n’avait pas, une véritable grande sœur... Et peut-être même plus encore. Ça, c’était tout un débat, une question éternelle, sur laquelle la Reine n’était pas encore fixée.
Hinata tenta de la rassurer, en lui indiquant que le peuple ne voudrait que son bonheur. Elena se permit un léger sourire devant cette réflexion très idéaliste. Le peuple, son bonheur ? Le peuple se moquait bien du bonheur de sa souveraine, et ne voulait qu’une chose : qu’elle se remue le cul pour les aider à aller mieux, pour améliorer leur situation. Reine ou Roi, c’était une profession très ingrate. Certes, on logeait dans des appartements magnifiques, très luxueux, mais il fallait aussi savoir se sacrifier jour et nuit pour son peuple. Nöly et Liam auraient pu la préparer à devenir une Reine efficace, à manier une diplomatie de velours dans un gant de fer, comme le couple royal avait su le faire. Nexus avait tant perdu le jour de leur double mort. Il n’y avait pas qu’Elena qui avait tout perdu ; le royaume avait également commencé à sombrer à nouveau, s’enfonçant davantage. Elle, elle avait été formée par les moines et par Jamiël, mais, aussi proche que Jamiël le fût de Nöly, elle n’a jamais été à sa place. Le petit bonheur d’Elena était secondaire devant celui de son royaume, et même sa peine à l’idée d’être orpheline ne devait pas transparaître. En période de crise, on ne voulait pas d’une souveraine égoïste qui songerait à se marier seulement avec les gens qu’elle aimait ; on voulait une dirigeante forte, qui saurait maintenir les bannerets et les vassaux à respecter leurs serments, et à agir contre l’Empire. On voulait d’une souveraine qui arriverait enfin à museler les grands syndicats, les puissantes banques, et les consortiums économiques, pas d’une petite mijaurée née avec une cuillère en argent dans la bouche, qui se prélasserait dans ses draps de soie, en balançant à un peuple affamé des miettes de pain. Tout ça, Elena le savait, et elle l’appréhendait. Comment faire ? Elle avait le sentiment de n’être encerclée que de requins, d’arrivistes, d’opportunistes, d’individus soucieux de dévorer son trône, et de l’enchaîner, de spolier Nexus, et de l’offrir aux Ashnardiens avec la promesse de conserver la plus grosse part du butin.
En ce sens, il était donc bien, pour Elena, d’avoir des amies. Edoras, malheureusement, serait d’un piètre secours envers Nexus. Oh, ce serait un beau mariage, car Edoras était un État protekhan, mais il était éloigné de Nexus, restait relativement petit, et ne pourrait pas fournir aux Nexusiens les avantages technologiques tekhans... De plus, le sexisme ambiant à Edoras serait mal vu de la part des Nexusiens. Hinata lui expliqua alors qu’elle devait penser à autre chose, qu’elle avait encore tout le temps avant de songer au mariage... Vraiment ? Elena le savait, mais elle ne pouvait pas s’y empêcher.
*Comment suis-je censée profiter pleinement de la vie, quand, hors de ces paisibles murs, les gens passent leur temps à me calomnier ? Comment puis-je me prétendre détendue quand tant de gens s’appauvrissent chaque jour ?*
Hinata, pourtant, avait tout à fait raison. Elena était encore mineure, et, si un mariage devait avoir lieu, il ne pourrait avoir lieu que quand Elena serait majeure. Là encore, une ordonnance royale datant d’un certain temps avait décidé de rehausser la capacité de contracter un mariage à l’âge de la majorité civile, afin d’éviter les abus, notamment les mariages entre des personnes très âgées et des personnes très jeunes, ce qui constituait une manière de violer la loi en autorisant la pédophilie. Cette telle pratique était autorisée dans la mesure où, suivant un adage juridique, le viol entre époux n’existait pas, le mariage supposant, nécessairement, une présomption aux relations sexuelles. Ce faisant, la loi avait autorisé la pédophilie, ce qui avait finalement conduit à l’adoption d’une ordonnance qui avait rehaussé l’âge du mariage, n’autorisant des exceptions que dans des cas exceptionnels et rarissimes. La Reine avait donc encore le temps avant d’y songer.
« Dans le pire des cas, si tu hésites trop, je serais heureuse de me marier avec toi et t'ôter tout plein de doute ! » lâcha alors Hinata.
Elena, qui était près d’elle, blottie contre son corps, se mit à sourire à son tour, comprenant la plaisanterie... Ou pas ?
« Tu serais donc prête à affronter tous mes prétendants pour moi ? C’est très flatteur ! »
La Reine tourna alors la tête en voyant Adamante et Nora s’avancer vers elles. Sans que la petite Ivory n’ait le temps de dire quoi que ce soit, Hinata leur balança cette idée incongrue :
« Elena et moi, nous allons nous marier ! Nous en avons conclu que dans une année, jour pour jour, ce serait idéal, le jour de notre véritable rencontre, une année après, le jour de notre mariage. Nous discutions de cet endroit, ne le trouvez-vous pas sublime pour nous marier ici ? À moins que nous fassions cela à Edoras ? J'en suis toute excitée ! »
Adamante pencha lentement la tête sur le côté, avant de rapidement sourire. Elle pouvait lire en Elena comme dans un livre ouvert, et haussa les épaules.
« Elena fait parler toutes les têtes... Il suffit que je la laisse une minute seule avec quelqu’un d’autre pour qu’on parle déjà de mariage. »
Elena rougit poliment en souriant, l’air contrite. Adamante, en réalité, était ravie. L’idée de cette entrevue avait rendu la Reine relativement nerveuse. Elle avait eu peur de décevoir Hinata, de ne pas être à la hauteur des attentes de la belle Edorrassienne. Visiblement, les deux s’entendaient à merveille. Adamante n’était nullement jalouse. Contrairement à ce que les commentateurs et les cyniques disaient, elle n’exerçait pas sur Elena une influence totalitaire et monopolisante. Elle aimait la Reine, tout simplement... Et elle aussi n’était pas totalement fixée sur la nature de cet amour. Sans pouvoir se l’expliquer, elle ressentait malgré tout une petite pointe noire à l’idée d’envisager Elena se marier avec quelqu’un d’autre qu’elle. Elle s’expliquait ce sentiment en se disant qu’elle connaissait Elena depuis sa plus tendre enfance, et qu’elle estimait donc avoir son mot à dire sur une quelconque union... Mais il était fort possible qu’il y ait une autre chose derrière ça, quelque chose de bien plus différent, mais que les deux femmes se refusaient même à envisager, sans doute par cette naïveté propre aux amies d’enfance.
« En tout cas, j’espère que votre séjour à Nexus vous plaît, pour l’heure », lâcha Elena, à l’attention d’Hinata et de Nora.