ELISE
La Reine des Araignées s’avançait sans être réellement inquiète. Jadis, le noir lui faisait peur. Petite, elle se souvenait encore de la peur qu’elle ressentait quand, en s’attardant à jouer dans la forêt, elle voyait la luminosité décroître. Les vieux du village lui assuraient, avec leurs sourires sinistres, montrant des dents pourries et jaunes, qu’un Wendigo vivait dans la forêt, et mangerait les petites filles imprudentes évitant de rentrer au village. Cette histoire l’avait poursuivi pendant des années, avant qu’elle ne finisse par réaliser qu’il n’y avait jamais eu un seul Wendigo dans cette forêt. Depuis, Élise n’avait plus peur du noir, car elle avait appris que les prédateurs les plus redoutables étaient ceux qui sortaient en plein jour.
Comme Shad, elle avait l’impression qu’on les épiait. La Terranide se mettait visiblement à paniquer, hésitant à s’enfuir. Élise conservait son allure, ses pattes d’araignées remontant lentement dans son dos. Elle répondit à la question de Shad par une remarque qui, a priori, semblait être une réponse n’ayant rien à voir avec ce que la Terranide attendait :
«
Quand j’étais petite, on racontait des histoires sinistres sur ma forêt. On disait que des créatures infernales y vivaient, un Wendigo, qui dévorait ceux qui s’y égaraient pendant la nuit. Il était interdit aux enfants d’y rester quand le soleil commençait à se coucher, et mon père m’avait donné une fessée formidable quand j’avais choisi une fois de m’enfoncer dans la forêt, et que j’y étais restée derrière. »
Elle se rappela encore, non pas de la fessée monumentale qu’elle avait reçu, mais de la terreur fébrile qu’elle avait ressenti en pleurant, perdue dans la forêt, ne reconnaissant rien. Sa mère l’avait prise dans ses bras, et son père, lui, l’avait allongé sur ses genoux, avant d’abaisser sa jupe, puis sa culotte, et de lui donner une sévère taloche. Son père la frappait rarement, car il était inconvenant de frapper une fille, mais il avait estimé qu’Élise avait commis une erreur impardonnable en se perdant dans la forêt. Si, par la suite, Élise ne s’était plus jamais perdue, ce n’était pas par la peur de se faire fesser à nouveau, mais par les bruits et les chuchotements qu’elle avait entendu, par cette terreur qu’elle avait imaginé. Quand la lumière faiblissait, la plus paisible et la plus belle des forêts se transformaient en un piège mortel. Les branches des arbres devenaient des griffes mortelles et tranchantes, des toiles qui vous retenaient et vous immobilisaient.
La Reine des Araignées continuait sa route, et poursuivit ses explications.
«
Je n’ai jamais rencontré ces êtres quand je suis devenue Reine, et que j’ai pris le contrôle intégral de la forêt. Cependant, les légendes ont toujours un fond de vérité, n’est-ce pas ? Nous ne sommes effectivement pas seules, Shad, mais, si tu te mets à courir, ils t’attaqueront tous. Conserve ton allure, et ne laisse pas la panique s’emparer de ton cœur. C’est de moi que les autres doivent avoir peur, pas l’inverse. Utilise ta peur comme une arme pour la brandir face à tes ennemis. Apprivoise-là, domine-là dans ton âme, et tu seras la plus redoutable des tueuses. »
Le secret, ce n’était pas de ne pas ressentir la peur, c’était de la dominer. Celui qui ne connaissait pas la peur était un téméraire, un inconscient qui n’assurerait jamais ses arrières. Il fallait connaître la peur, la domestiquer, l’apprivoiser, s’en servir comme d’une arme pour se battre. Élise était une araignée. Elle savait combien la vision était défaillante. Elle ne les voyait, mais elle savait qu’ils étaient là.
Il y eut un léger remous, alors qu’elles surplombaient une arche. L’un d’eux se tenait là, dans un recoin d’ombre, et tomba alors en poussant un long hululement. Il fondit droit vers Shad, pensant y voir la proie la plus facile... Mais Élise avait de bons réflexes. Le visage de la bête se reçut le coup de pied d’Élise. Malgré sa silhouette agréable, Élise disposait d’une force surhumaine, qui se manifesta dans le coup de pied. Le noctule fut repoussé, et heurta la paroi en face. Ce fut le signal pour les autres monstres, qui se laissèrent tomber de leurs perchoirs, volant dans les airs, poussant leurs hurlements ultrasons.
«
Maintenant, on peut courir ! »
BRAHMIN
Ce soir, il ne dormirait pas. Le risque était trop grand. De base, Brahmin ne comptait pas dormir. Le sommeil l’avait fui depuis de nombreuses années, et il se contentait de méditer, quand il avait besoin de reprendre des forces. Pour l’heure, il méditerait plus tard. Il avait le cerveau en ébullition. Cette salope avait tenté de le tuer ! Il était furieux ! Si seulement il n’avait pas besoin d’elle pour effacer sa dette, il aurait laissé sa wyvern la dévorer. Cependant, il comptait bien l’humilier, il comptait bien la torturer, la briser. Il capturerait tous les habitants de ce maudit village, et il les tuerait un par un, sous les yeux de cette femme. Cette salope allait apprendre ce que signifiait vraiment le sens de la cruauté. Il serait impitoyable, aussi monstrueux qu’elle avait pu l’être en tentant de le tuer.
Tournant en rond, Brahmin n’arrivait pas à y croire. Il avait été
à çade recevoir une dose létale, et il ne faisait aucun doute qu’il avait été trop peu prudent. La libération inattendue de Richter avait été un piège grossier. Une bombe à retardement, et il était toujours possible qu’il y ait d’autres araignées. Cette idée le saisit alors, et, nerveusement, il regarda autour de lui. Les araignées étaient douées pour se cacher, pour se tapir et se faufiler dans tous les coins. Jusqu’à la fin, il allait devoir redoubler d’effort et de vigilance, car, si jamais il venait à mourir, ce serait fini... Logiquement. On ne le sauverait pas à nouveau.
Brahmin regardait autour de lui, quand un individu entra. Furieux, Brahmin tourna la tête vers l’homme, s’apprêtant à le massacrer, lorsqu’il reconnut en lui l’un des deux éclaireurs.
«
Tu as cinq secondes pour décider si tu veux mourir ou vivre. »
C’était une manière de l’inviter à parler. L’homme lui annonça que les noctules ne les avaient pas attaqués, ce qui amena Brahmin à réfléchir rapidement. Cette araignée, puis les noctules... Ils avaient perdu plusieurs hommes à cause de ces horreurs. Brahmin savait qu’il existait un contrat sur eux, et avait notamment choisi d’installer son camp en partie à cause des noctules. La prime était intéressante, et il espérait bien utiliser les cadavres des noctules pour récupérer des organes, afin de les vendre à des enchanteurs ou à des alchimistes. Il savait par exemple que les longues dents des noctules constituaient des ingrédients alchimiques très efficaces. Il avait envoyé des patrouilles, qui avaient, de jour, traversé le canyon. La faille avait été repérée, et les éclaireurs pensaient que les noctules venaient de là. Le jour, les noctules s’abritaient dans une grotte, leur nid, au fond de cet étroit canyon. Brahmin avait prévu d’y lancer une expédition, avant que les complications avec la forêt à proximité n’accaparent tous ses hommes.
«
Oui... Oui, c’est possible... »
Brahmin réfléchit rapidement. En fait, il ne voyait aucune autre réelle explication.
«
Va mander Rayla-La-Blanche. Qu’elle mène un groupe, et qu’elle aille inspecter ce putain de canyon. Cette salope de Reine veut éviter un combat direct, et utilisera tous les coups fourbes dont elle dispose pour nous affaiblir. »
L’éclaireur allait partir, lorsque Brahmin le retint.
«
Par ailleurs, tu iras ensuite avertir les hommes. Doublez la garde. Il est possible que ces maudites araignées nous attaquent pendant la nuit, et même que certaines d’entre elles soient déjà à l’intérieur du camp. Fais passer le message. Si un homme meurt, je tuerais une sentinelle au hasard en la dépeçant sur place. »
Rayla était une mercenaire qui avait été une amante occasionnelle de Richter. Véritable garçon manqué, raciste, haïssant les Terranides, elle prétendait faussement descendre des Amazones.
Et elle était autant une psychopathe que les autres membres de la troupe de Brahmin. Autant dire qu’il était souvent déconseillé de se rendre dans sa tente.
On la soupçonnait notamment de nécrophilie et d’acrotomophilie... Soit une attirance sexuelle pour les cadavres et les personnes amputées.