Indéniablement, le Village des Toiles n’avait rien de très touristique, et personne n’osait s’y attirer. Il avait la réputation d’être un village maudit, hanté, et son caractère isolé du duché dans lequel il s’insérait faisait que même le contrôleur fiscal n’y passait plus, de même que les officiers venant transmettre des annonces officielles. Le Village des Toiles était livré à lui-même, et c’était entièrement suffisant pour ses habitants. Ceux qui n’étaient pas d’accord avec cet état d’esprit étaient libres de partir. Les autres vivaient entre eux, et n’avaient aucune raison de se montrer sympathiques quand des étrangers arrivaient. Le Village des Toiles comprenait bien une auberge, mais elle était généralement vide, et particulièrement sinistre, à l’image de la ville. L’intégralité des maisons étaient recouvertes d’épaisses toiles d’araignées, qui donnaient au village une impression perpétuelle de noirceur, même quand il faisait grand beau. Les araignées grouillaient partout, et on pouvait presque croire que le village était abandonné, avant de voir les mouvements furtifs le long des rideaux, les regards rapides, brefs, précipités, curieux et irrités. Les étrangers n’étaient jamais les bienvenues, mais il ne restait jamais longtemps. S’il réservait une chambre pour la nuit, les villageois venaient les capturer, et les remettaient à la femme qu’ils vénéraient comme si elle était une Déesse... Ce que, à bien des égards, elle était, à l’égard de cette forêt sinistre et terrifiante.
C’était un décor d’horreur, de manière générale. La forêt d’Élise était recouverte de toiles d’araignées, noircissant les arbres, et formant un réseau dense et étroit de fils, qui faisaient que, même en plein jour, il faisait pour ainsi dire nuit, car les toiles étaient si denses, si épaisses, si nombreuses, qu’elles en occultaient la lumière du jour. Toute la forêt n’était pas comme ça, bien entendu, et cette noirceur dissimulait un jardin d’Eden, un jardin foisonnant et luxuriant, mais l’atteindre n’était pas donné à tout le monde. Ainsi, quand la femme entra, les villageois la laissèrent passer, traverser la rue principale, qui menait directement à la forêt.
« Préviens-là ! glissa un villageois.
- Elle est encore avec Lucy et Hezbel...
- Justement ; ce sont tes filles. Elle sera encore plus furieuse si jamais on ne lui disait pas qu’une étrangère venait d’entrer. »
Le père de Lucy et Hezbel, deux jumelles que les habitants du Village, conformément à leurs obligations, avaient remis au milieu de la forêt, à la Plaine Verte, poussa un grognement, et entreprit d’aller prévenir la propriétaire des lieux. Son comparse, un villageois amer avec une longue barbe, dissimulé dans une ruelle, fronça les sourcils en voyant la silhouette de la femme remonter le long de la rue, se perdant au loin.
« ’Lope d’étrangère... », cracha-t-il sur le sol.
La Plaine Verte n’était pas un endroit que la femme trouverait facilement, car il fallait suivre un sentier. Chaque début de semaine, les villageois devaient amener deux femmes à la Plaine Verte. C’était le rituel. La Déesse venait ensuite se manifester devant eux, et personne ne considérait ça comme un sacrifice. C’était maintenant vu comme un grand honneur, et Lucy et Hezbel avaient pleuré de joie en voyant la Déesse s’intéresser à elles. Elles restaient généralement plusieurs jours dans les profondeurs de la forêt, et, certains soirs, quand le peuple se rendait à l’auberge, on pouvait entendre, remontant des profondeurs des grottes où la Déesse avait tissé son nid, les hurlements terribles que les femmes poussaient. Une extase magique, qui durait toute la nuit, durcissant les sexes des hommes
La jeune intruse fut rapidement repérée par les multiples sentinelles, des milliers d’araignées, qui grouillaient le long des arbres. Invisibles et silencieuses, ces créatures voyaient tout, et percevaient tout, car chaque vibration sur une toile se répercutait sur tout le réseau, jusqu’à parvenir dans le nid, où la Reine était justement en train de s’occuper avec deux humaines. Quand les toiles retentirent, Élise se redressa subitement, et lécha ses lèvres légèrement tachetées, délaissant là les deux jeunes femmes, épuisées et en extase.
Ce fut Élise en personne qui apparut devant la femme. Elle s’était affalée sur le sol, et, en essayant de se débattre, les toiles l’avaient immobilisé. Des araignées tournaient autour d’elle, et étaient plus grosses que les simples araignées que la jeune femme pouvait éventuellement apercevoir.
« Tiens, tiens... Qui donc mes tisseuses ont-elles attrapé ? »
Élise était apparue dans le dos de la femme, jaillissant entre plusieurs arbres, et s’avança lentement, d’une démarche élégante et raffinée. Dans son dos, ses pattes remuaient, et elle atterrit juste derrière la femme, avant de poser chacune de ses mains sur ses joues.
« Quelle agréable proie... »
Un sourire naquit sur ses lèvres, alors que ses doigts agrippaient le menton de la femme, le redressant. Elle-même fléchit un peu les genoux, et son regard croisa celui de la femme. Son visage était baigné dans l’obscurité, et, de la face d’Élise, on ne pouvait apercevoir que deux sinistres yeux rouges, tandis que, autour des deux femmes, les araignées continuaient à faire du bruit en marchant sur le sol, provoquant des bruits sourds et des cliquètements.
« Je suis Élise, la Reine de cette forêt... Et personne n’entre dans mon royaume par hasard. Qui es-tu, et que veux-tu ? Des réponses à ces questions, détermineront mon choix de te laisser repartir, ou de te détruire. »
Élise n’était effectivement guère accueillante avec les étrangers... Mais elle avait des raisons personnelles de s’en méfier.