Avec l'aurore ne vint pas le réconfort. La jeune femme tira brutalement le voile de ses paupières, s'éveillant dans un sursaut sur la détestable réalité de sa condition. Un rai de lumière perçait à travers les rideaux de la chambre. Son souffle s'amenuisa, pour ne laisser filtrer qu'un petit filet d'air inaudible. Aucune présence perceptible dans la pièce. Ce seul constat suffit à rasséréner la brunette, accoutumée à la solitude à laquelle elle s'astreignait d'ordinaire. Peinant à s'arracher à son engourdissement, son corps alangui reposait dans des draps frais, lesté par des courbatures qui, si elle avait été humaine, l'auraient tout bonnement clouée au lit. La faute à la longue chevauchée jusqu'à Nexus puis au régime musclé que lui avait fait suivre le lord de la maison Belmont. Depuis qu'elle avait franchi ces murs, Connor s'était attaché à lui
pourrir l'existence, et ce avec l'acharnement dont elle avait elle-même fait preuve à pourrir la sienne. Probablement dans l'optique de garder un œil vigilant sur elle, le maître de maison avait veillé à l'accueillir dans sa propre couche et compte tenu des évènements récents, la belle n'avait pas osé émettre la moindre protestation. Curieusement, elle avait dormi d'une traite, d'un sommeil paisible, sans rêves, son corps tiède discrètement lové contre celui du puissant démon. Lequel s'était volatilisé.
Lentement, la belle se redressa sur les coudes, seulement habillée par l'indiscipline chaotique de sa crinière en bataille. Un petit bâillement circonspect habita un instant la pièce, puis Mélisandre jeta ses pieds à la rencontre du parquet froid. Les lattes émirent un grincement timoré qui la fit grommeler tout bas. A en juger par la luminosité hâlée se déversant dans la chambre, et les paillettes cuivrées qui batifolaient dans son faisceau, l'aube pointait tout juste. La maison semblait calme. Ses habitants endormis. Le temps d'entrouvrir la porte puis de jeter un regard inquisiteur dans le couloir pour s'assurer de son dépeuplement, la belle adopta une forme plus conforme aux exigences du moment, laissant le soin à son corps dénudé de se convertir à son apparence de petit fauve au poil d'ébène.
Ce sont quatre pattes de velours qui se mirent à arpenter furtivement le plancher du manoir Belmont, silencieuses et veloutés, jusqu'à gagner la première salle d'eau de l'étage, où la diablesse procéda à une toilette complète, toujours à l'affût du moindre bruit. Elle en profita pour passer au crible sa peau nue, admirant l'harmonie exquise de ses courbes dans le gigantesque miroir de plain-pied duquel lui parvint le pénible reflet des striures rouges qui tendaient à s'estomper sur le galbe de son cul. Le traqueur quant-à lui, si tant est qu'il était visible, restait indécelable. Sa frustration s'exprima de la plus créative des façons puisque son index traça quelques obscénités sur la surface lisse et saturée de buée de la glace, toutes chaleureusement adressées au maître de maison.
Trouver quelque chose de convenable à se mettre sur le dos s'avéra plus compliqué que prévu, car si la penderie du Grand Duc renfermait une multitude de tenues affriolantes (certaines lui soutirèrent même un sourire railleur bien que perplexe), les toilettes "convenables" elles, semblaient constituer une rareté dans cette maison, peut-être même une espèce de mythe que le Grand Duc devait s'appliquer à entretenir. Mélisandre dut faire preuve d'inventivité, sélectionnant les textiles à la hâte, pour finalement aboutir à un
résultat somme toute... particulier, qui lui conférait une allure de bohémienne des bas-quartiers. Plutôt que de perdre du temps à s'en chagriner, la jolie brune se drapa à l'intérieur d'une cape azuréenne puis délaissa rapidement le désordre de la chambre pour se rendre aux écuries. Sa jument semblait l'y attendre, oreilles dressées et naseaux vrombissants. Elle la pansa, l'harnacha, l'enfourcha, puis quitta le domaine, déchirant les écharpes de brume survolant les pavés congelés au petit trot.
Sentir l'émoi matinal, respirer son air vivifiant, tout en creusant la distance avec l'auguste bâtisse Belmont suffit à lui rendre le sourire. C'était un sentiment de
liberté incomparable qui l'emplissait à cheval, tandis qu'elle prenait la direction d'une des plus grandes places publiques de Nexus, envieuse de sillonner son marché. Le froid tonique mordait les parcelles découvertes de sa peau nue, mais sa dignité l'enveloppait si bien qu'elle l'empêchait de claquer des dents. Sa gracieuse grisette aurait probablement attiré l'attention sur elle, aussi la laissa-t-elle en périphérie de l'effervescence, attachée à l'ombre d'un peuplier, avant de mettre pieds à terre.
Mélisandre se fondit dans la masse compacte des badauds, remarquablement à l'aise. Son accoutrement de gitane n'enlevait rien à la grâce de sa personne ni aux attraits de ses appâts, et un nombre conséquent de regards butinait la finesse de ses traits, aimanté par son charme sulfureux. Elle les ignorait tous cependant, et quand elle se sentit finalement lassée par les attentions dont elle faisait l'objet, elle se contenta de rabattre sa capuche, flânant ensuite entre les échoppes avec l'insouciance propre à sa désinvolture légendaire. Sa main leste tira parti de la mêlée de la foule pour délester quelques passants inattentifs de leur bourse, qu'elle accrocha ensuite à sa ceinture, pareilles à de petits trophées de chasse. Feignant d'être intéressée par les étoffes grossières présentées par une revendeuse de tissus, elle subtilisa également la sienne, après avoir comparé la couleur d'une étole avec celle que ses épaules supportaient, sans se douter que son geste était en train de se faire épier, de loin. Une fois son larcin commis, la féline s'éloigna discrètement, mais pas bien loin.
Comme elle passait devant un nouvel étal, la marchandise du
négociant retint cette fois son attention. Un assortiment de petites créatures prises au piège à l'intérieur de cages joliment ouvragées s'étalait à la vue des curieux. Difficile d'en faire l'inventaire complet. Il y avait, soigneusement présentés dans leur compartiment respectif, de fascinants rongeurs à la robe rousse hérissée de pointes noires et grasses qui crachotaient de petites étincelles, de gros batraciens passifs, à demi-immergés dans le fond de vase de leur bocaux, des insectes étranges et difforme, des chauves-souris cornues aux yeux sanguins, dépourvus de pupilles, des salamandres multicolores, de minuscules poissons volants prisonniers de pendentifs en cristal, des bancs de lucioles luminescentes suspendues dans le vide, et tout un tas d'autres bestioles qui rivalisaient d'excentricité... Le tout produisait un concert de sons et de cris cacophoniques. Une nuée de petits oiseaux aux plumes diaprées se débattait à l'intérieur d'une cage. L'affolement précipité de leurs battements d'ailes froissait l'air en le brassant nerveusement.
" Mademoiselle est intéressée... ? " glissa le marchand nomade derrière son étal, en la voyant s'absorber dans leur contemplation.
Elle ne parvint pas à isoler l'origine de son accent. Son regard fixe semblait ne pas le remarquer. Elle vu néanmoins sa main aux doigts recourbés comme des serres se refermer au sommet de la petite cage,
possessive. La belle adopta une posture imperceptiblement plus raide, sur la défensive.
" J'en veux un. Combien ?
- Pour vous, ce sera cinq pièces d'or. "Sans même chercher à négocier, la belle déversa le contenu d'une bourse sur le comptoir. L'homme, après l'avoir gratifié d'un sourire édenté, ouvrit le clapier pour se saisir d'un des volatiles. Mais la main de Mélisandre fusa pour retenir son poignet, tandis que dans un même temps, l'autre faisait rouler la cage de côté pour permettre à ses occupants de s'extirper à tire-d'aile. Son geste lui parut insensé, complètement irréfléchi, motivé par une spontanéité compulsive. Le commerçant éructa sa colère en la noyant sous un flots de jurons incompréhensibles, alors que, légèrement hébétée par son impulsivité, elle reculait d'un pas. Attirée par le raffut et ayant repérée l'agitatrice, une paire de gardes nexusiens en armures se fraya un passage à travers l'assistance, jouant des épaules pour atteindre leur cible. Une injonction jaillit de leur part, lui intimant de ne pas bouger.
Le marchand voulu la retenir, mais elle échappa à l'étreinte de son bras pour détaler, regrettant un instant de ne pas savoir voler. Son petit gabarit lui permit de fendre la foule avec plus de facilité que ses poursuivants. Sans le savoir, et tout en jetant quelques coups d'œil furtifs derrière son épaule pour surveiller la progressions des gardes, elle se dirigea vers la terrasse du Renard Bleu où se trouvait le peintre, devant lequel elle finit par débouler en s'extrayant de la masse de promeneurs, toute électrisée d'adrénaline. Elle disposait d'une certaine longueur d'avance, plutôt confortable. Son regard tomba presque instantanément sur le croquis.
" Hmpf... Mais... c'est moi ? " s'étonna la jeune femme, penchant la tête de côté, alors que retentissaient derrière elle les éclats de voix des hommes qui l'avaient prise en filature.
Elle se mit à dévisager l'inconnu, avant d'esquisser un nouveau geste de fuite, manifestement pressée.