Le grand jour est enfin arrivé ! Ca en paraît si irréel, j’ai du mal à y croire. L’empire Onoki lui-même serait prêt à me soutenir, un grand groupe financier puissant et respecté qui vient à l’aide d’une chanteuse tout juste reconnue et d’une actrice en devenir. Je me pince encore, tant j’ai l’impression de vivre un rêve éveillée.
Je me souviens du premier contact, un appel masqué sur mon smartphone. Dix heures du matin, un lendemain de concert, l’heure où il ne faut pas me déranger car je suis encore épuisée et pas encore réveillée. Je dépense tant d’énergie pour mes fans qu’il me faut du temps, ensuite, pour récupérer. D’ailleurs, s’il prenait à quelque fan de vouloir me faire l’amour aussitôt sortie de scène, il aurait tout autant la chance de tomber sur une artiste encore dans les transes que, la seconde d’après, sur une marionnette désarticulée vidée de toute énergie.
J’avoue que je répondis mal ; mon interlocutrice, une certaine Yukio Onoki, très courtoise au demeurant, malgré l’heure… Onoki, le nom, pas si usuel… Mes neurones, vite reconnexion… Que me veut-elle ? Comment a-t-elle eu mon numéro ?... Mon talent, son appui financier… Je dois être en plein rêve… Mes talents de chanteuse, la promotion… Hum, voilà de doux mots… Mon projet d’artiste X, ses amis producteurs… Mais comment sait-elle ça ?... Tout se bouscule dans ma tête, vite répondre… Un rendez-vous, oui bien sûr… Trop impressionnant chez elle, trop minable chez moi… Le salon de thé de Madame Wo, le Jasmin aux mille senteurs… Un endroit loin de mes fans et des paparazzi… Un petit salon discret, demain à seize heures…
Jamais je ne m’étais éveillée aussi vivement ni aussi délicieusement. J’avais passé toute la journée sur un nuage, aimable comme jamais, nullement capricieuse au point d’en étonner lors de la répétition du soir. Pas de fausse note, pas de critique des musiciens, pas de remise en cause des arrangements, j’étais rentrée heureuse, je m’étais endormie paisiblement. Mais, maintenant que midi est bien passé, il est temps de me préparer pour ce rendez-vous qui est peut-être aussi important que ma propre naissance.
Pas de friandise au petit-déjeuner, pas de boisson sucrée, juste des céréales et un jus de fruits frais, aucun droit à l'erreur ! Puis direction la salle de bains, une douche à peine tiède pour bien décontracter la peau et lui donner ce teint si naturel qu'il m'est aisé de le souligner de petites notes sans excès. Senteurs de jasmin, dans le savon comme dans les cheveux, dans l'eau de parfum aussi ; j'ai l'image d'une chanteuse jeune et fraîche, sans ces artifices dont usent les autres, que ce soit pour effacer les affres du temps ou se transformer en bimbos. Pas de ça pour moi, mes seins sont fermes et altiers, et j'aime les regarder dans le miroir, en songeant qu'ils seront l'un de mes atouts pour ma future carrière cinématographique.
Habillés d'un soutien-gorge noir qui les fait pommer un peu plus, ils seront parfaitement mis en valeur ; pas trop pour ne pas rendre jalouse celle avec laquelle j'ai rendez-vous, mais juste assez pour qu'elle devine leurs atouts. Complétés d'une petite culotte assortie, avec un amusant nœud rose sur le devant, c'est un ensemble chic, qui demeurera discret sous ma robe fétiche. Celle qui m'affine encore plus à m'en rendre plus grande qu'en vrai, celle qui dessine mes seins et mes fesses sans vulgarité mais avec ostentation, celle qui s'arrête à mi-cuisses pour suggérer sans révéler. Accompagnée de petites ballerines noires, je serai irrésistible. Mais, si cette Yukio Onoki aimait les femmes, et tombait sous mon charme ? Zut, je n'y avais pas pensé ; on verra ça le moment venu ! Quant à mes cheveux, autant les laisser virevolter, libres comme l'air, libres comme moi ; ils contribuent à mon image jeune et libre. Libre mais pas libertine, chaque chose en son temps.
Quinze heures, je n'ai pas vu le temps passer ! Juste quelques ajustements, une mèche par ci, un pli par là. Mon petit sac à mains noir avec le seul essentiel, les clés de ma petite Micra au blanc nacré et aux vitres sombres, et direction le salon de thé de Madame Wo. Maudite circulation, je ne dois pas être en retard à ce premier rendez-vous ; rendez-vous amoureux ou rendez-vous d'affaires, le stress est le même. Et ces maudits embouteillages aussi ! Je veux être en avance pour m'assurer de tout, même si je sais Madame Wo irréprochable.
Heureusement, j'arrive quelques minutes avant l'heure du rendez-vous. Toujours impeccable dans sa livrée traditionnelle comme de la plus grande époque de ce pays, Madame Wo m'attend sur le seuil. C'est insolite d'imaginer qu'elle a reçu, dans son établissement, quasiment tous les notables de Seikusu, tout comme nombre d'élus du pays. Tiens, le père de celle que je dois rencontrer se serait-il laissé aller à quelque débauche dans ces salons feutrés ? Je n'en saurai rien, car Madame Wo sait garder le secret, tout comme elle ne parlera pas à quiconque de mon rendez-vous du jour.
Elle sait mes désirs, elle m'a réservé le salon blanc. Blanc comme les murs magnifiquement laqués, et recouvert d'estampes qui n'ont rien à envier au Kama Sutra. Dans cet écrin, juste des fauteuils bas de cuir noir et une petite table de bois laqué noir dont les quatre pieds sont autant d'olisbos stylisés. Tout est parfaitement agencé, le soleil filtre au travers des rideaux diaphanes en créant une douce lumière, le thé au jasmin savamment entretenu sur un support chauffant embaume ses senteurs. Voyons, où vais-je m'asseoir ? Fauteuil ou canapé ? Je les essaie tous, éviter la lumière dans les yeux, croiser ou décroiser les jambes, être sobrement assise ou négligemment étendue, je n'arrive pas à trouver la pose.
Et trop tard pour me décider. Un discret toc à la double porte, Madame Wo a de l'éducation, Yukio Onoki a de la ponctualité.