♪♫♪♫♪♫♪♫- Trois jours, M. Sawada. Trois jours que le garde-champêtre a vu cette femme en blanc pénétrer l'hôtel. Il a surveillé depuis, sans la voir ressortir... Mais personne... personne ne veut pénétrer ces lieux... Vous comprenez, c'est...comment dire...
- C'est mon travail, se contenta t'il de répondre.
La voiture remontait la petite route de montagne sinueuse depuis deux bonnes heures déjà et enfin, le toit rouge de l'immense
Hôtel du Pic se montrait un peu par delà les plus basses cimes des arbres. Comme une tâche rouge qui se détachait sur un panache de verdure qui semblait presque passée par le temps, nimbée ainsi dans le brouillard diffus. L'homme au volant, M. Majima, était entré en contact avec Kenji en début de mâtinée, lui demandant son aide et sa discrétion la plus absolue pour une mission qu'il avait à lui confier et qui devait se dérouler dans un lieu très connu du folkore horrifique japonais de ces trente dernières annés : le coeur de ce même hôtel dont la carcasse se dessinait un peu plus à mesure que les roues grignotaient l'asphalte.
Majima était le propriétaire du terrain sur lequel reposait l'établissement aujourd'hui abandonné et dans lequel une femme s'était engouffrée pour ne pas en ressortir. Sa responsabilité était donc engagée si la demoiselle venait à être blessée entre ces murs délabrés, ce que M. Majima ne pouvait accepter. Mais nulle équipe de secours ne se serait engagée dans les couloirs de l'Hôtel du Pic, aucune... Car personne ne voulait risquer de se perdre là où l'on assurait que des âmes égarées se retrouvaient pour gémir en un choeur sinistre.
L'affaire était connue par les amateurs de faits divers sordides et par les fondus d'ésotérisme. A la fin des années 70, un père de famille avait tué sauvagement plus de dix personnes -dont ses propres enfants- avant de se donner la mort. Ce geste brutal n'avait jamais été expliqué et l'hôtel avait vité été laissé à l'abandon, les propriétaires se refusant à détruire un lieu dont tous savaient qu'il était à présent la demeure d'esprits en colère. Et voilà qu'à présent, Kenji devait s'y engouffrer pour jouer les secouristes.
Lorsqu'il en avait informé son grand'père, ce dernier lui avait fait une inhabituelle mise en garde, qui lui revenait en mémoire alors que la voiture se stoppait à une centaine de mètre de l'hôtel :
"Il est des peines qu'on ne peut apaiser et des âmes qu'on ne peut guider, Kenji. Et parfois, ceux qui tenter de lutter sont les premiers à être emportés."L'hôtel se dressait face à lui de toute la taille de ses trois étages et de son toit rouge, comme une apparition fantômatique dans le brouillard. Le silence regnait ici, sur ce territoire qui n'appartenait plus tout à fait au monde des vivants. Et, depuis les vitres parfois brisées, le Shaman pouvait sentir tout le poids d'yeux braqués sur lui, sondant son âme. Un frisson lui parcouru l'échine, mais il décida de ne pas en faire grand'cas. C'était son métier, c'était ce qu'il savait faire de mieux.
- Je la ramènerai, ne vous en faîtes pas. J'ai votre numéro, je vous contacterai pour que vous veniez nous chercher. A bientôt, M. Majima.L'intéressé s'inclina poliment avant de redémarrer la voiture que Kenji avait quittée pour s'avancer vers l'établissement. Le jeune homme se retourna un instant, juste le temps pour lui de voir la vieille Toyota engloutie par la brume et disparaitre. Majima était trop content de s'éloigner de ce fardeau qu'était l'Hôtel... Sawada haussa les épaules et avança, se laissant happer au fil de ses pas par l'atmosphère pesante qui semblait alourdir le brouillard lui-même et il parvint finalement jusqu'à la porte d'entrée, qu'il trouva ouverte.
Comme une invitation.
Il pénétra le hall d'acceuil, une pièce qui dut jadis être lumineuse et agréable mais qui n'était plus aujourd'hui qu'oppressante ainsi plongée dans une semi-obscurité qui jetait d'inquiétantes ombres sur les murs où la peinture s'écaillait par plaques. Sous les pas feutrés de Kenji, des feuilles mortes craquaient et parfois, certains bruits épars dans les étages et les escaliers y conduisant semblaient répondre. Sawada le savait, le ressentait jusque dans sa chair : il n'était pas le bienvenu en ces lieux qui se situaient "ailleurs", par-delà les frontières du domaine du concevable et du réel. A présent, il n'était plus le chasseur mais la proie et cette constatation lui arracha un nouveau frisson qui parcouru son échine.
Tant pis. La fille devait être retrouvée, si les résidents éternels de l'hôtel ne l'avaient pas encore entraînée dans leur macabre ronde. Son chapelet bouddhiste à la main, Kenji commença à en égrainer les perles de bois tout en psalmodiant une prière qui le garderait des illusions et des faux-semblants.
Un temps durant, seulement. Les mots saints, ici, n'étaient pas les bienvenus.
- Ici pleurent les âmes chagrines, ici demeurent les tourments des esprits errants, murmura t'il pour lui même.
Ici pleurent les âmes chagrines...Se laisser porter, laisser son âme mener la danse, accompagner ses pas. Les yeux fermés, Kenji monta les marches vers le premier étages alors que les portes claquèrent dans un ensemble sinistre qui le surprit dans ses psaumes. Le silence de mort qui était retombé dès le souffle suivant lui fit entendre les bruits. Commes des supplications apeurées, non loin de lui. Suivant ce maigre fil d'Ariane, le Shaman s'enfonça dans le couloir aux couleurs ternes, tendant l'oreille en ne prêtant pas attention au souffle glacé qu'il sentait contre sa nuque et trouva finalement la porte derrière laquelle naissaient les plaintes.
Avec précaution, le jeune homme fit jouer la poignée et pénétra dans la pièce. Une modeste chambre au lit défait, aux meubles renversés et à la forme prostrée dans coin comme une boule de tissu négligemment jetée.
Il l'avait trouvée. Après trois pas, Kenji fut agenouillé devant elle, sa main délicatement posée sur son épaule. Il avait prit soin de la déganter, qu'elle puisse sentir la chaleur bien réelle de sa paume sur sa peau. Curieuse tenue. Excitante tenue.
Le jeune homme chassa ses idées naissantes pour se concentrer sur un air aimable et rassurant et une voix claire, qui la calmerait.
- Vous n'êtes plus seule, vous voyez ? Je suis aussi réel que vous, aussi physique que vous. Son oeil glissa sur la forme de son sein dévoilée par la toge.
Nous allons sortir, à prése-Non.
Ca ne serait pas aussi facile, plus maintenant. "Ils" l'avaient laissé la trouver, mais "Ils" ne lui abandonneraient pas. L'air avait changé, le monde avait basculé. Le tissu léger de la réalité s'était déchiré au moment même où l'homme avait rejoint la femme et à présent, la sensation lui vrillait les tripes et lui glaçait le sang.
La sortie n'était plus qu'un souffle ténu au sein d'une tempête qu'ils auraient à braver ensemble.
Et les bruits de pas clairs au-dessus de leur tête annonçaient, comme au théâtre, le début de la représentation.
- Quoi qu'il se passe à présent, ne me quittez pas. Jamais. Les âmes chagrines vous tendent la main et c'est une invitation à laquelle vous ne devez pas répondre.