« Il ne se réveillera plus, alors ? »
Les étoiles brillaient fort dans le ciel quand on lui expliqua que certains sommeils étaient définitifs. Troublée, Luna voyait devant elle le cadavre d’un de ses camarades. Il avait été blessé à la chasse en attaquant un ours. Une griffure mortelle. Les membres de la tribu n’avaient rien pu faire pour le sauver. Il s’était vidé de son sang, et son corps était en train de brûler sur le bûcher funéraire que la tribu avait organisé. Ils étaient tous là, autour de l’immense incendie, et Luna, médusée, observait les hautes flammes dansantes dans le firmament.
« Là-haut, Luna, ce sont les yeux de nos ancêtres. Ceux qui meurent quittent leurs corps, et s’envolent là-haut, au milieu du voile noir. Ils veillent sur nous, et nous protègent. Pense-y, Luna... Pense-y fort. Tu ne seras jamais totalement seule, car, là-haut, tes ancêtres et ta tribu veilleront toujours sur toi. »
Luna ne devrait se souvenir de cette parole qu’une seule fois au cours de sa vie.
Pour elle, le disque avait cessé de tourner. La grande roue s’était arrêtée. Les poumons de Luna étaient gorgés de sang, et elle était tombée dans les pommes, probablement pour ne jamais se réveiller. Ampharia était prostrée près d’elle, et n’avait donc pas les yeux levés vers le ciel. Les Enfers étaient un endroit perpétuellement recouvert de grottes, mais, quand on sortait des grottes, c’était pour voir un éternel ciel rouge. Les nuages étaient épais et corrosifs, garantissant que personne ne chercherait à s’échapper en s’envolant. Pour sortir des Enfers, il n’y avait que deux moyens : par le biais d’un portail dimensionnel, ou depuis les Tribunaux infernaux, à l’entrée des Enfers. Il fallait que les juges soient convaincus de la rédemption des âmes pécheresses pour les envoyer, soit vivre à nouveau dans les plans intermédiaires, soit rejoindre les Cieux. Techniquement, la rédemption d’une âme était le signe qu’elle n’était plus mauvaise, pas le signe qu’elle était suffisamment bonne pour rejoindre les Cieux, et les Juges Infernaux avaient donc tendance à opter pour la réincarnation.
Cependant, il existait une troisième voie.
Et, alors qu’Ampharia se lamentait, derrière elle, une partie des nuages s’ouvrit en deux, et une chose qu’on ne voyait jamais en Enfer s’installa, éclairant le phare : la lumière étincelante et éblouissante du Soleil. Un rai de lumière filtrait à travers les nuages, et, lentement, une silhouette noirâtre était en train de descendre. Elle portait de longues ailes faites de plume, mais il était impossible de voir le visage de cette silhouette, si ce n’est qu’elle était en train de descendre. Une pression s’exerça alors sur le inanimé de Luna, et, malgré tous les efforts d’Ampharia, cette dernière fut soulevée, rejoignant la forme qui flottait dans les airs, et la prit dans ses bras. Les mains de l’improbable apparition se mirent à luire sur le corps de la neko, répandant une saine chaleur.
Les nuages rouges, quant à eux, reprirent leur droit, et coupèrent ce rai de lumière, qui n’avait pas sa place ici. Et, alors que la chaleur vibrait contre le corps de Luna, cette dernière se mit à cracher du sang, tout en se rappelant...
...Elle était alors dans le jardin de Maîtresse Alaunriina, une grande forêt, et elle était triste. Terriblement triste. Elle avait compris qu’elle ne pourrait jamais s’échapper d’ici, et, à cette époque, elle voyait encore sa présence dans ce manoir comme une punition, comme un bagne. Luna ne s’était alors pas totalement faite à l’idée qu’elle était une esclave, et elle avait vu tous les monstres qui rôdaient dehors, à l’air libre. Très simplement, elle craignait pour sa vie, pensant qu’elle allait mourir de la plus atroce des manières sous peu.
Elle avait observé, depuis la verrière, les étoiles, et, la tête basse, en pleurant, elle avait prié. Elle avait appelé ses protecteurs, les gardiens de son peuple, pour venir la sortir de cet enfer, pour venir la défendre et la protéger. Personne n’avait répondu à son appel, et elle avait fini par oublier cette prière.
Mais elle avait été écoutée.
« Ampharia ! tonna une voix assurée et ferme. En amenant de force une Terranide en ton domaine, tu as violé le Pacte ! À ce titre, je suis habilitée à prendre les mesures qui s’imposent. Ainsi dit le Pacte... Mais je n’en ferais rien. »
La voix forte appartenait à une femme qui était redoutée chez les démons, en raison de son intransigeance, et de sa puissance redoutable. Elle était l’Ange de la Pureté, Yehaël, et elle tenait entre ses bras la créature qu’elle avait défendu, et qu’elle venait de sauver de la mort. Yehaël flottait dans les airs, et se déplaça alors, retournant dans le phare d’Ampharia, pour déposer Luna sur un lit.
« Tu ne crains plus rien, maintenant... »
Elle caressa distraitement les cheveux de Luna, attendant qu’Ampharia remonte, certainement pour lui poser des questions. Yehaël savait qu’Ampharia était une démone pacifique, et c’était pour cette raison qu’elle ne l’avait pas attaqué. Elle avait pensé bien faire... Mais, et pour le coup on pouvait clairement le dire, la route vers l’Enfer était pavée de bonnes intentions.