Comment était-on supposé se sentir quand on apprenait la mort de ses parents ? Une question qu’un enfant ne devrait théoriquement jamais avoir à se poser, mais que Jane, pour le coup, avait bel et bien été obligée de se poser. Elle et Nell venaient de rentrer des États-Unis après un voyage qui avait duré environ un mois. Elles avaient appris, par téléphone, le décès de leurs parents. Un accident de la route. Le scénario classique. Son père était mort sur le coup, et sa mère à l’hôpital. Jane aurait probablement du se sentir effondrée à l’annonce de la nouvelle, ou aux obsèques, mais, pour être entièrement honnête, la seule chose à laquelle elle avait pensé quand l’avocat de ses parents, bouleversé et effondré, lui avait annoncé cette « tragédie », c’était qu’il faudrait qu’elle s’assure de vérifier l’état du poulet, afin qu’il ne crame pas dans le four.
Comment était-on supposé se sentir quand ceux qui compatissaient pour vous se résumaient à une armée d’avocats, de notaires, et d’hommes d’affaires ? Les obsèques avaient été curieuses. Les Watson n’avaient aucun véritable ami, à moins de considérer son avocat comme un ami de longue date. Il n’y avait eu, dans l’entourage proche des Watson, que Jane et Nell. Les Watson avaient toujours été une famille bizarre, spéciale, relativement fermée. Quand on descendait de sorciers et de sorcières, il ne fallait probablement pas s’en étonner. La tradition s’imprimait dans votre sang et dans votre chair, plus fermement qu’aucune empreinte au fer rouge ne pourrait le faire. Jane n’avait ressenti aucune tristesse, aucune pointe de souffrance lorsque le prêtre avait fait son sermon, et qu’elle avait jeté la première pelletée de terre. Elle avait, bien sûr, adopté une tête de circonstance, mais, dans l’heure qui avait suivi, alors qu’elle était retournée, avec sa sœur, dans la maison familiale, silencieuse et vide, elles avaient fait l’amour comme des bêtes en rut.
Comment était-on supposé se sentir quand vos parents mourraient en vous léguant toute une fortune ? Car, en définitive, s’il y avait bien une chose à retenir de ce décès, c’était l’héritage très lucratif que les Watson avaient relégué à leurs filles. Le notaire les avait reçu pour leur parler du testament. Les Watson avaient une fortune patrimoniale assez conséquente, et, si une partie de cette fortune servirait à liquider le passif, à contenter les créanciers, tout le reste revenait aux filles. La liquidation de l’imposant manoir, que Nell avait engagé, leur rapporterait des millions de dollars. C’était un manoir immense, très bien placé, et qui avait déjà trouvé quantité d’acquéreurs, allant de personnes privées à des personnes publiques, voulant transformer ce manoir en un établissement public. Le notaire leur avait dit que leurs parents devaient beaucoup les aimer, pour les léguer autant d’argent. Comment étions-nous donc censés nous comporter quand la seule trace d’affection de parents à votre égard se résumaient à des billets ? Jane n’avait pas pleuré. Elle n’avait pas versé une seule larme, car elle n’avait aucun souvenir joyeux à se rappeler de son enfance avec ses parents, rien qui puisse provoquer en elle ce sentiment puéril de nostalgie qui engendrait les larmes. Si Nell mourrait, elle pleurerait. Indéniablement. Et c’était sans doute dans ce sens qu’on pouvait comprendre les pointes de tristesse et de morosité que Jane avait ressenti. Elle avait compris qu’elle n’était pas une sorcière, qu’elle n’en avait même pas l’étoffe, et que les deux Californiennes n’étaient que deux faibles femmes se jouant des hommes, traitant les gueux et les mécréants avec mépris. Elles jouaient continuellement avec le feu, mais, quand ce dernier les brûlerait, aucun pompier ne serait là pour les éteindre.
En ce sens, on pouvait dire que cet enterrement l’avait enchanté, et l’avait fait grandir. En ce sens, elle pouvait donc remercier ses parents, qui, en mourant, avaient fourni bien plus d’éducation de leur fait personnel que durant leur vivant. Les sœurs Watson étaient seules, leur seule forme de lien étant l’agent immobilier qui s’occupait de la vente de l’immeuble de leurs anciens parents, et le notaire, qui supervisait l’ensemble, et s’assurait que le compte ne banque des sœurs soit renfloué. Le notaire avait été surpris de voir que seule Nell avait un compte, mais Jane y avait accès quand elle voulait. Les filles n’étaient pas des jumelles, mais le lien fort qui les unissait en avait l’apparence.
*A défaut d’avoir un ange gardien pour veiller sur nos fesses, je dois perfectionner mes talents magiques...*
L’enterrement lui avait procuré une dispense d’un mois au lycée, prolongeable, ce qui avait été fait. Jane savait jouer la comédie, et l’avait magnifiquement joué devant les responsables du lycée Mishima. Elle avait profité de son congé pour continuer à visiter les boutiques d’arts occultes. Pour dissocier les charlatans de ceux qui s’y connaissaient, Jane avait recopié, sur une feuille, une partie d’une formule magique de son livre, une formule simple, qu’elle savait lire, et demandait aux vendeurs de la déchiffrer. Ceux qui en étaient incapables étaient des bouseux. Pour l’heure, elle faisait chou blanc, mais elle ne désespérait pas.
C’est ainsi qu’elle s’était rendue dans une autre boutique, à la lisière du quartier de la Toussaint. Pour éviter que la police ne l’embête, elle portait son uniforme scolaire, et expliquait qu’elle avait un prof’ absent, et faisait des boutiques. Ça marchait toujours très bien, et l’uniforme scolaire lui permettait aussi de bénéficier de réductions, ou d’amener les gens à la prendre pour une idiote... Ce qui avait son utilité. Elle entra donc dans la boutique, qui n’avait rien à voir avec le capharnaüm encombrant et étouffant des autres boutiques qu’elle avait vu. Tout était plutôt bien rangé ici, proprement nettoyé. Il y avait quantité de livres factices, comme des exemplaires du Necronomicon, ou encore du Malleus Maleficarum.
*De l’arnaque... Mais est-ce de l’esbroufe pour dissimuler une véritable activité occulte ?*
Elle aurait bien aimé sentir la magie environnante, car elle avait lu, dans son livre, que les sorcières étaient capables de percevoir les « résonances magiques », mais, dans un endroit saturé comme Seikusu, il fallait avoir un grand talent pour isoler les résonances. Elle se rendait vers la caisse, tenant dans sa poche son morceau de papier, avec les runes. Il y avait une petite queue, provoquée par une vieille grand-mère.
« Madame, lui assurait le vendeur, je vous assure que ce philtre était...
- Vous êtes un vil escroc ! rétorqua la femme en brandissant un doigt accusateur vers lui. Vous m’aviez assuré que ce philtre réveillerait l’excitation de mon mari, et il est resté aussi réactif qu’un haricot, le regard vite et inexpressif, tandis que je me dandinais devant lui ! »
A cette idée, Jane se mit à pouffer.
« Cette grande vache qui se dandine... lâcha-t-elle. Hey, Mamie, clama-t-elle, arrête de faire chier le monde ! Tous les philtres du monde ne changeront rien au fait que tu as un cul plus gros que la Tour Eiffel, alors, arrête d’emmerder le monde, et tire-toi dans un auspice ! »
Du Jane tout craché. Mais elle enchaînait les charlatans depuis ce matin. Cette nana en prenait pour son grande, mais il fallait bien que la Californienne se défoule.