Semblant endormie, Sha traînait, sous sa forme divine, dans une salle hermétiquement close du Temple. Une salle où elle seule pouvait s’y rendre, et qui catalysait tous les appels qu’on lui envoyait. Prières, demandes de malédictions... C’était ici, dans ce lieu fermé et plongé dans la pénombre la plus totale, que l’Ombre écoutait et recevait, décidant quand agir, ou quand ne pas agir. On la priait en permanence, généralement sans savoir qu’on s’adressait à elle. Une lycéenne qui subissait sa première rupture, et qui maudissait devant le miroir son ancien petit copain, tout en continuant à l’aimer, voyait sa prière filer rejoindre Sha, qui la rejetait simplement. Une malédiction, une véritable malédiction, c’était autre chose. Il y avait toujours une partie de l’esprit de Sha qui était là, dans ce lieu, mais, en ce moment, tout son être y était.
Ce fut ainsi qu’elle sentit un curieux appel, qui occulta tous les autres. Deux choses étaient curieuses avec cet appel. La première chose, c’est qu’il était prononcé dans une langue ancienne, très ancienne. Si ancienne que Sha dut faire un effort de mémoire pour se rappeler de ces accents tranchés et oubliés. C’était la première forme de langue commune utilisée par les premières sorcières, soit à une époque très lointaine, cette époque bénie où les Dieux étaient perçues par les humains comme des femmes. Rares étaient les gens à connaître cette langue, et l’individu qui la prononçait énonçait la première invocation qui avait été faite pour appeler l’Ombre. La deuxième chose, qui découlait de la première, c’était que cet invocateur n’était pas une très puissante sorcière, et se trouvait sur Terre, dans les profondeurs d’un lycée.
*Par la malepeste, comment une lycéenne a pu obtenir cette invocation ?!*
Elle sentit que c’était une femme. Tant mieux. Si c’était un homme, elle l’aurait probablement maudit en faisant en sorte qu’il n’invoque que des démons brutaux et assoiffés de sang, comme des cerbères. Mais une femme... Elle ne pouvait décemment pas faire ça au sexe qu’elle estimait fort. Ouvrant ses yeux argentés, l’Ombre décida de répondre à cet appel, d’aller voir cette humaine, cette apprentie-sorcière qui avait demandé son aide. Sha se téléporta donc, et décida de faire une entrée à la manière des jeunes Dieux.
En s’approchant, elle remarqua que tous les éléments requis pour l’invoquer avaient été correctement accomplis. Le sacrifice était un peu faiblard, mais le sang était là (tuer un vulgaire chien pour invoquer Sha, c’était bien loin de l’époque où on sacrifiait pour elle des bébés ou des vierges). Le pentagramme mystique, surtout, avait été merveilleusement bien tracé. Mélange d’une encre spéciale et du sang de la jeune femme, il incluait toutes les particularités de cet ancestral sceau qui permettait d’invoquer Sha.
Les lignes ensanglantées s’enflammèrent brusquement. Des flammes bleuâtres jaillirent, et un vent violent se mit à agiter la pièce, comme si une tornade miniature était entré dans le sous-sol. La lycéenne, Zoé, comme le découvrit Sha en lisant en elle, se retrouva par terre, tandis que les flammes se mirent à grossir. Le cadavre du chien, au milieu du sceau, s’éleva soudain dans les airs, tournant sa tête cadavérique vers Zoé. Ses yeux se mirent à luire d’une lueur intense et violette, et une voix sourde et profonde se mit à résonner, semblant jaillir d’entre les murs :
« QUI OSE TROUBLER MON SOMMEIL ?! »
Le chien explosa soudain dans un concert de veines, d’os, de morceaux d’organes, et les flammes devinrent de longues flammes jaunes. Dans leur sillon, une silhouette sombre apparut alors. Flottant dans les airs, Sha se matérialisa, et eut une fugace pensée en voyant le corps de Zoé. La robe ouverte révélait sa belle peau, sa délicieuse poitrine. Les yeux de Sha s’ouvrirent alors. Deux intenses yeux d’argent qui se plantèrent sur la jeune femme. Sha tendit une main vers elle, et Zoé décolla du sol, s’élevant lentement dans les airs.
« Je suis Sha, petite humaine lâcha la Déesse. Déesse des Sorcières, de la Malédiction, de la Corruption, et de la Souffrance. Tu m’as appelé dans la langue ancienne, oubliée de tous. Tu m’as appelé, alors me voilà... »
Le vent qui secouait la salle avait cessé, et Zoé retomba sur le sol, alors que Sha sortit du brasier du sceau. Les flammes elles-mêmes se turent. Sha était naturellement nue sous cette forme, et se posa devant Zoé, ses pieds touchant le sol.
« Sache qu’on n’appelle Sha que pour accomplir une malédiction. Comme tu n’as aucun souhait à me faire, c’est toi que je vais devoir maudire... »
Bien sûr, elle ne comptait pas la maudire ; elle comptait plutôt la féliciter, mais elle voulait jouer un peu avec elle. Que voulez-vous ? Même les Dieux ont droit de s’amuser, et le sens de l’humour des Dieux est généralement assez tortueux...