L'après-midi s'étirait paresseusement et enveloppait ses enfants de ses bras moites d'air chaud et humide. La ville était étouffante, l'été paraissait plus près qu'il n'était réellement. Sasha passa une main sur son front où une fine pellicule de sueur s'était formée. Une chose était certaine, le climat d'ici n'avait rien à voir avec son Europe de l'Est natale. Enfin, natale… façon de parler. En vérité c'était ici, sur le sol japonais, qu'elle était née, mais elle n'en gardait pas de souvenir conscient.
Ses pensées l'emmenèrent à imaginer l'hiver japonais. Serait-il aussi doux que sa mère lui avait promis ? Et surtout, s'y ferait-elle ? Elle se souvenait de ses hivers glacials à Saint-Pétersbourg, mais ils n'étaient pas pour elle signe de souffrance. L'image lui rappelait plutôt le crépitement d'un foyer de cheminée, du thé noir fort qu'on servait dans de délicats samovars, avec des pâtisseries à la crème. Et, dehors, les vêtements richement sertis de fourrures blanches et délicates, le visage pommadé pour éviter la morsure du froid, où la fraîcheur de l'air éveillait les sens et rendait les bruits de pas sur la neige délicieux, et tout les sons étaient doux et feutrés.
Enfin, Sasha aurait pu tout aussi bien laisser son esprit vagabonder jusqu'au blizzard, l'air ne se rafraîchissait pas là où son corps était. Heureusement pour elle, ses plans de l'après-midi ne l'avaient pas amenée en dehors des intérieurs climatisés gratuitement. De toutes les descriptions qu'elle avait vues ou entendues du Japon, celle des temples traditionnels étaient ceux qui faisaient le plus pétiller ses yeux. Véritable cocon de calme et de fraîcheur au sein de la ville riche et pesante, le temple Shinto semblait, de loin, tenir ses promesses.
Vêtue pour l'occasion d'un yukata court qui appartenait à sa mère, Sasha se sentit l'espace d'un instant ridicule au milieu d'un flux de touristes habillés plus civilement. Comme à son habitude, elle mordit ses lèvres et ses joues se teintèrent de rose. Une de ses mains éventait son cou à l'aide d'un éventail japonais, et l'autre glissa le long du tissu, un coton savamment tissé, satiné au toucher, pour en agripper nerveusement le bord, s'arrêtant au dessus du genou. Le vêtement était blanc-cassé, recouvert d'un motif de feuilles de gingko d'un bleu foncé qui contrastait avec son obi rouge vif.
Le flot de touristes passé, la jeune métisse prit une profonde inspiration et reprit sa marche. Sur les pierres du sol pavé, le bois de ses geta claquait doucement sans raisonner, le bruit étant absorbé par la végétation autour. Cette régularité la calma, et elle atteint le temple. Elle se dirigea vers le chôzuya, la fontaine d'eau courante, pour se purifier en rinçant ses mains. Sasha hésita brièvement entre faire le tour du jardin du temple pour contempler les bassins, ou directement en visiter l'intérieur, puis se décida pour la deuxième option. À l'entrée du temple, elle se déchaussa, enjamba prudemment le seuil, et pénétra dans le bâtiment.
L'architecture du lieu était magnifique. Sasha laissa glisser ses yeux sur les colonnes en bois ancien, sur les gravures au plafond, les idoles dorées… Malheureusement cette contemplation ne fut que de courte durée puisque des touristes, les mêmes qu'elle avait croisés en accédant au temple, venaient d'entrer. Loin des traditions japonaises, ceux-ci, visiblement européens ou américains, parlaient à voix haute. Sasha soupira silencieusement et s'éloigna. Un temple traditionnel est comme un musée, ou une bibliothèque ; on ne pouvait en profiter qu'en silence. Tant pis, elle attendrait qu'ils soient partis. Préférant savourer la fraîcheur de l'intérieur, elle se dirigea vers les dépendances. Dans l'une d'elle, un banc en bois l'accueillit sans mot dire (tu m'étonnes…). Elle s'y assit, éventant machinalement son visage. Ses yeux se fermèrent, pendant que ses autres sens savouraient le bois l'entourant de diverses façons. Son odeur, son toucher tantôt rugueux tantôt lisse, ses craquements…