Ashaard était comme un lion, un lion en cage, un lion qui s’ennuyait, et qui rêvait de batailles, plutôt que de s’ennuyer à Papua. Rhian comprenait tout à fait sa frustration. Ce n’était pas elle qui avait insisté pour qu’Ashaard reste ici, mais Herebos, qui, comme elle, avait eu un mauvais pressentiment la concernant. Rhian s’était demandée si Herebos ne savait pas plus de choses que ce qu’il prétendait, car, en toute logique, il aurait dû emmener Ashaard avec lui. Le Sombrelame était un redoutable guerrier, et apprécié des Papuans. L’écarter de cette chasse était en soi curieux, et était une autre des choses qui turlupinait la Princesse. À quoi le Dauphin avait-il bien pu penser en le laissant sur le carreau ? Savait-il des choses que Rhian ignorait ? Ashaard, en tout cas, en savait autant qu’elle, et était frustré d’être ici, de devoir se contenter de surveiller la Princesse.
« Je n’ai rien à pardonner, Ashaard, car tes pensées partagent les miennes... »
Elle déambulait en marchant, réveillant les deux autres tigres. Taja était le plus engourdi, le plus endormi, ce qui ne la surprenait guère. Fidèle à lui-même... N’importe qui aurait été incapable de dissocier les trois tigres, mais Rhian, elle, était instantanément capable de les identifier. Son esprit essayait de penser à autre chose, et Ashaard, comprenant cela, lui posa alors une question sur le dernier prétendant en date... Vladimir de Terreterreur. Ah, lui ! Elle soupira en secouant la tête. L’anecdote avait fait rire sa mère, mais pas spécialement son père, qui avait froncé les sourcils en soupirant. Les Terreterreur, de ce qu’elle avait compris, étaient une famille ashnardienne régnant sur quelques milliers de troupes. Vladimir était un comte, l’un des fils du maître des Terreterreur, un démon âgé qui rêvait de voir un de ses fils siéger au Conseil Impérial. Malheureusement, les Terreterreur restaient encore des provinciaux, et marier Vladimir, son plus jeune fils, avec la Princesse de Papua, aurait été pour lui une belle aubaine, et un bon moyen de faire pression auprès du Conseil pour admettre l’un de ses fils.
Suivant l’invitation d’Ashaard, Rhian s’assit à côté de lui, guère gênée par la proximité avec l’Ashnardien à la peau sombre... C’était même le contraire. Pour elle, il était un peu son ange gardien, un protecteur, quelqu’un qui veillait sur elle, et qui avait toujours su lui porter un regard attentif. Il ne la méprisait pas, ni ne la surestimait en la plaçant inutilement sur un piédestal. Il la voyait comme ce qu’elle était, une femme forte, sous-estimée par son père, qui n’avait d’yeux que pour Herebos. Observant les étoiles, Rhian se mit donc à parler.
« Il est venu il y a quelques jours, oui... Un fier comte, avec toute sa suite, une armure clinquante, tellement belle et propre que je me suis convaincue qu’il n’avait jamais dû s’en servir. Comme tant d’autres, il voulait m’épouser, et, comme tant d’autres, un problème avec sa vision faisait qu’il n’arrivait pas à soutenir mon regard. »
Elle s’était habituée à ce qu’on observe sa poitrine. Khaora lui avait même encouragé à le faire, et à ne pas en rougir. Le corps féminin, la beauté de sa silhouette, constituait une arme redoutable dans toute forme d’interaction sociale, car elle permettrait de distraire son ennemi potentiel... Et oui, elle voyait tous ses prétendants comme des ennemis potentiels.
« Il m’a dit qu’il était courageux, qu’il n’avait peur de rien, et qu’il avait lui-même participé à des battues dans son domaine pour chasser des dragons ou des trolls. Je l’ai pris au mot, et je l’ai amené ici... Il ne savait pas que j’avais des tigres aussi gros, et, quand Gaja s’est mis à rugir sous son nez, il est devenu blanc comme un linge... »
Rhian en parlait avec un sourire sur les lèvres, car l’histoire était effectivement amusante. Vladimir avait brandi sa lame devant Gaja, en ordonnant à la « sale bête » de se reculer, et avait décrit des moulinets inutiles avec son épée. Gaja, s’il l’avait voulu, aurait déjà eu cinq ou six occasions de l’égorger. Il avait rugi de plus belle, et Rhian n’avait pu s’empêcher de pouffer devant cette parodie de chevalier en armure. Finalement, son pied avait heurté sa cape, et il était tombé la tête la première dans la fontaine, en poussant des hurlements paniqués et en gesticulant. Son armure était devenue trop lourde pour lui, engourdie par l’eau, et Gaja, en grognant, avait planté ses crocs dans ses jambières, et avait tiré pour le faire descendre.
« Quand il a voulu se relever, Taja s’était mis devant lui, et lui a hurlé au visage.. Là, juste sous son nez... Le pauvre était toujours aussi blanc, et Gaja, lui, continuait à s’amuser en grimpant sur son corps, et en commençant à dévorer sa longue cape violette. »
Finalement, Vladimir de Terreterreur avait connu la terreur, et avait vomi, rendant son petit-déjeuner. Rhian avait bien failli se pisser dessus à force de rire, et avait claqué des doigts. Gaja, en grognant légèrement, s’était écarté de l’homme, et Vladimir s’était révélé, blême, incapable de parler... Et avait à nouveau trébuché quand son pied avait heurté sa flaque de vomi.
« Mes tigres n’aiment pas qu’on salisse leur pelouse, Comte de Terreterreur, avait alors dit Rhian, en caressant la tête de Gaja. Ceci vaut surtout pour Naja... Je crois qu’il vous trouve à son goût. »
Naja, qui était resté écarté, s’était mis à grogner de rage, et l’homme s’était alors mis à courir, des traces de vomi collés à ses cheveux, tandis que Naja l’avait poursuivi en hurlant rageusement, avant de se calmer quand l’homme avait détalé à toute allure dans un couloir. Il était reparti dans l’heure, et, quand Tomeyrus avait eu vent de la nouvelle, il s’était étranglé sur place. Rhian, malheureusement pour lui, était trop proche de son caractère pour se laisser faire.
« Ces types m’énervent, à me prendre pour un bout de marchandises... Et je n’aime pas leur suffisance. S’il n’y avait pas toi pour me prouver le contraire, Ashaard, j’aurais cru que les Ashnardiens n’étaient tous que des vantards... »
Elle le regarda avec un léger sourire.
Oui, c’était un compliment.