De toutes les sociétés qui peuplent l'univers, il n'en existe aucune plus harmonieuse et plus parfaite que celle des fourmis. Chaque spécimen naît avec un rôle prédéfini, et s'y attellera du début à la fin de son existence. Les fourmis n'ont nulle ambition, nulle jalousie. Aucune corruption n'existe jamais au sein de la fourmilière. Et bien qu'elles puissent paraître de taille insignifiante, leur organisation sans pareille leur a permis d'exister pendant des millions d'années.
La longévité est la clé de la suprématie. Et c'est pourquoi nous, Formiens, avons calqué notre société sur la leur. Car je vous livre ici l'un des secrets de l'univers : cette espèce existe sur bien des planètes. Et la variété de leurs familles a même poussé certains de nos théoriciens à penser que nous-même sommes les descendants des fourmis.Prologue de De l'histoire du peuple Formien, d'Ursuul Razs'Kghek.
A l'instant même où le Roi sortit le bras de son œuf pour s'extirper de la coquille, la réjouissante nouvelle de sa naissance se répandit comme une traînée de poudre. Mais la Reine-Mère et les autres formiens présents dans la pièce à l'éclairage tamisé affichèrent une mine dépitée lorsque leur nouveau souverain fit ses premiers pas devant eux, en clignant des yeux car il voyait pour la première fois. C'est que voyez-vous, le Roi n'était pas si imposant que le furent ses prédécesseurs : il n'avait que deux yeux, deux bras et deux jambes. Loin d'être grand et large, il n'avait pas de mandibules extérieures, et sa dentition était dissimulée dans une bouche derrière de fines lèvres. Et le seul moyen de défense qu'il semblait avoir était un dard fin au bout d'une queue qui s'agitait nerveusement. Son tronc était recouvert d'une chitine souple et verte, alors que celle de ses bras et de ses jambes, de teintes violacées et bleu nuit, semblait bien plus rigide. La vision de cette apparence était si décevante que pour tous, il était évident que cette créature était un raté, un paria, et ne méritait pas de régner. Tous y compris la Reine-Mère songèrent à le tuer dans l'instant. Les pensées fusaient dans tous les esprits alors que le nouveau-né les dévisageait tour à tour, sans un bruit.
C'est alors que le Roi, qui s'était tenu un instant immobile, désigna l'un d'entre eux du doigt. C'était le chef de la garde royale, celui qui dès la naissance avait été choisi pour le protéger : il était grand, massif et entièrement recouvert d'une épaisse chitine. Ses quatre yeux clignaient par paires de sorte à ce que jamais rien ne lui échappe, et disposés sur son crane longiforme pour ne lui laisser qu'un léger angle mort derrière lui. Ses griffes étaient autant d'épées capable de fendre la roche. Le guerrier avança d'un pas lourd, pour s'agenouiller devant celui qui était son maître jusqu'à preuve du contraire.
Sa longue tête rencontra le sol bien plus rapidement que son genou, dans un bruit spongieux et une mare de sang phosphorescente. Nul n'avait pu voir ce qu'il s'était passé, mais tous remarquèrent que le Roi était bien plus près que l'instant précédent. Le corps du colosse s'effondra, et l'enfant de s'asseoir à côté de la dépouille, saisissant un bras pour le mordre à pleines dents. L'assistance stupéfaite l'observa dans un silence solennel rompu par les bruits de mastication. La chitine du garde se brisait entre les mâchoires du Roi qui finit par engloutir la créature toute entière. Son repas terminé, il se releva et prononça ses premiers mots :
Je sentais de l'hostilité. Maintenant je ne perçois plus que crainte et respect.
Il n'y avait plus dans son regard la confusion qui régnait en lui quelques instants plus tôt. C'était comme si le monde s'était clarifié dans l'esprit du Roi. Tous étaient cependant certains d'une chose : s'il n'avait pas parlé auparavant, c'est parce qu'il ne le pouvait pas. Et cela signifiait qu'en dévorant le garde, il avait acquis le langage, mais également les concepts métaphysiques tels que la crainte, l'hostilité et le respect. En d'autres termes, son intellect était capable de se développer à l'infini. Et le spectacle qu'il venait de leur offrir prouvait qu'il était déjà plus rapide et plus fort qu'un garde royal. Il était fait pour être le Roi des formiens. Il était la perfection de leur race. Alors il fut nommé Ant'hem.
Il fallut deux semaines au Roi pour que son corps arrive à maturité : sa musculature s'était développée, et il faisait au final un peu moins d'un mètre quatre-vingt. C'était toujours peu pour un Roi formien, mais tous dans la Grande Fourmilière le traitaient avec égards et considérations. Ant'hem était prêt à dévorer la première personne qui passait près de lui s'il avait faim ou soif de connaissances, si bien que la Reine-Mère se devait elle-même de réguler son appétit. L'idée de la dévorer à son tour n'effleura jamais le Roi, car toutes les connaissances qu'il avait absorbées avaient ce point commun : l'existence de la Reine-Mère était vitale, davantage que la sienne. Il étanchait donc sa curiosité dans des ouvrages et des récits venants de mondes conquis, souhaitant savoir toujours, toujours plus.
Les années passant, ses capacités évoluèrent jusqu'à leur paroxysme : il était rapide, puissant et mortel. Ses facultés cognitives lui permettaient de réfléchir et d'agir plus rapidement que n'importe qui, et ses pouvoirs psychiques étaient finalement devenus supérieurs à ceux d'un Overmind, quand bien même il était toujours incapable de quitter son enveloppe corporelle. Il avait découvert qu'il était insensible à toute douleur physique et était doté d'une capacité de régénération instinctive grâce au noyau vital dissimulé dans son cervelet. Il savait tout ce qu'on pouvait savoir sur lui, et il savait tout de son espèce. Mieux encore, ses connaissances étaient si vastes qu'on le soupçonnait d'avoir percé mille et un mystères, si bien qu'on disait de lui qu'il avait découvert le secret de leurs origines. Et il aimait à le laisser penser. Ant'hem était devenu l'être le plus puissant et le plus scient de toute la race formienne, et la Reine-Mère ordonna qu'on le nomme Roi-Dieu des formiens. Mais plus le temps passait et plus sa soif de savoir grandissait, plus il était difficile pour lui de la rassasier. Le Roi-Dieu, siégeant au sommet de son espèce, connut l'ennui et la lassitude pendant un long moment, durant lequel il resta dans un état quasi-léthargique, enfermé dans une monotonie fade où il se ruait sur la découverte la plus insignifiante.
Comme pour répondre à son souhait d'élargir ses horizons intellectuels, une nouvelle lui parvint depuis une des fourmilières de colonisation : l'une d'entre elles était tenue en échec, sur une planète très éloignée de la leur que les autochtones nommaient Terra. Un peuple y disposait d'une technologie inconnue et très avancée qui leur permettait de mettre en péril un Overmind et ses légions. Il s'agissait là d'un savoir immense à la disposition d'un peuple inconnu, capable d'égaler la race formienne. Là où la Reine-Mère ne vit qu'un détail négligeable, Ant'hem vit là une opportunité unique de calmer son intarissable soif pour un temps.
Le Roi quitta donc sa planète d'origine en laissant à nouveau son peuple entre les griffes de la Reine-Mère, prétendant vouloir rendre compte personnellement de la situation et étoffer son règne d'exploits de guerre. Nul n'était dupe et tous devinaient ses véritables intentions, mais personne ne pouvait s'opposer à sa décision avec tant d'arguments, pas même sa génitrice.
Le trajet pour atteindre Terra dura trois années, et ses premiers contacts dans les landes dévastées, qu'ils eurent été des monstres ou des êtres civilisés, avaient tourné en bains de sang. Quand finalement il rencontra un formien, il le dévora vivant sans sommation, comme s'il s'agissait d'une simple formalité. Il était le Roi-Dieu. Il avait droit de vie ou de mort. Et il avait besoin des connaissances locales.
Il sut à ce moment tout ce dont il avait besoin de savoir : Ashnard et Nexus étaient négligeables. L'ennemi était Tekhos. Tekhos possédait les véhicules et la nanotechnologie. Un univers de sciences diverses et complexes réunies dans le savoir d'une si petite civilisation. Ant'hem désirait ardemment cela. Il voulait dévorer tout Tekhos.