J'ai le sentiment que ce baiser est l'une des choses les plus intenses de toute mon existence. Je n'ai pas de point de repère. Pourtant, j'ai la certitude que Laura embrasse merveilleusement bien. Je sens sa langue, tiède et humide, alors que la mienne rencontre timidement la barrière rigide de ses dents, sans oser aller au-delà. Je suis contente d'être guidée avec autant d'adresse. Si elle ne m'avait pas entraînée, elle, je n'aurais jamais su comment m'y prendre. J'aurais rompu l'embrassade après une seconde, gênée, et ne trouvant pas quoi faire de plus. Nos bouches se décollent à peine que déjà, la sienne revient à l'assaut de mes lèvres. Les choses s'arrangent, deviennent un peu moins chaotiques, la technique qu'elle déploie nous faire tendre vers l'harmonie. J'ai l'impression d'un contact qui se prolonge à l'infini, et qui pourrait encore durer aussi longtemps.
-Je n'avais jamais, avant… oh.
Depuis combien de temps n'ai-je pas ressenti ça ? Une telle excitation, jamais, je crois. Une telle exaltation, peut-être quelques fois, en écoutant les messes papales, ou celles, en japonais, lues par le Père Emmanuel. Que penserait-il de moi ? En un moment aussi inattendu, je repense à la retraite du saint homme, parti retrouver ça famille loin de Seikusu, et remplacé par un missionnaire français que je ne connais pas encore très bien. Leurs sermons me paraissent bien loin, eux-aussi. Plus que par la distance, nous sommes séparés par les dimensions. Aussi stupide que cela puisse paraître, cela parvient à faire taire un peu ma culpabilité. Et pourtant, pour sûr, ni l'ancien ni le nouveau prêtre n'aurait approuvé ce que je suis en train de faire.
Laura est plus grande et plus fine que moi ; elle a certainement moins d'entraînement physique, moins de muscles à mettre à l'épreuve. Pourtant, je la sens si forte quand elle me pousse contre le bois du comptoir. J'ai l'impression que mon dos va rompre, et aussi, celle, plus floue, de ne plus toucher le sol, ou du moins de ne plus en dépendre. Mon équilibre devient un peu précaire, la boisson n'aidant pas. Toutefois, ça n'a aucune importance. Elle me serre trop bien pour que j'ai la moindre chance de chuter. J'ai un petit mouvement nerveux lorsque je sens ma lèvre inférieure prisonnière de sa mâchoire, mais je me retiens de reculer. Je ne veux pas donner l'impression d'être effrayée. Quand je constate qu'elle commence à quitter ma bouche pour d'autres zones plus exotiques, je ne peux m'empêcher de douter.
Qu'est-ce que je suis en train de faire ? Je sais très bien ce que je suis en train de faire. Je cherche à me le cacher, d'une certaine façon. Je n'en suis pas très fière. C'est parce que je suis saoule, ça aussi, je le sais bien. Il me faut des excuses, l'ignorance, l'émotion, l'alcool, pourquoi pas. Je me dis que dans quelques heures, je le regretterai sans doute ; ça n'est qu'une petite voix dans ma tête, comme une conscience profonde que je cherche à éteindre elle aussi. Je suis prête, pourtant, à lui dire dans la seconde que nous devrions arrêter. Au moment où je vais lui indiquer ma réticence, la pression change brusquement. Elle tombe, et je manque de tomber avec elle.
-Je… Moi aussi, hein.
Sans savoir pourquoi, le court flottement, dissipant peut-être la peur, me fait changer d'opinion. Je réalise que j'aimerai être tranquille. Mettre enfin de côté toutes ces règles qui pèsent insupportablement sur mon existence. J'en viens à des invocations d'une telle brutalité que je parviens à me choquer toute seule. Dieu m'a choisie, et alors ? Même les apôtres ont des vacances. J'irai au confessionnal, je me corrige bien vite. Oui, et tout rentrera dans l'ordre. L'étreinte reprend. Ses mains se font plus audacieuses. Elles passent sous ma tunique. Une tunique d'homme, brunâtre partiellement déchirée par… Par qui, déjà ? Elle est grossière, rêche, peu souple. Rien à voir avec la robe fine dont Laura est vêtue. J'ai presque honte. J'aurais honte si autant de sentiments différents ne se bousculaient pas à l'intérieur de mon crâne. Je frémis. Ne faisait-il pas froid, cette nuit là ? Je suis bouillante. C'est contradictoire. Non ?
-C'est tout pourri, de toute façon ! je m'exclame en tentant de rompre un instant le contact.
Avec un sourire timide, je tente de détacher les boutons qui maintiennent le chasuble fermé. Très vite, l'exercice m'énerve : je n'ai pas le temps pour ça. Enfin, je mets à profit les dégâts faits au vêtement pour m'en débarrasser en quelques secondes. Le haut tombe, sans me laisser, je n'arrive pas à déterminer si c'est un mal ou non, très découverte. Ma poitrine est enserrée dans une large bande blanche ; mon pantalon est assez haut. Mon dos, mon ventre, je pense, sont tout de même nus. Ça n'est rien. Je suis habituée à la nudité. Enfin, d'habitude, ça n'est rien. En une situation comme celle-là, mon corps, usuellement neutre, asexué, revêt une signification différente. J'en viens presque à craindre qu'il ne soit pas à la hauteur des espérances de Laura. Je suis si loin d'être aussi jolie, aussi plantureuse, aussi harmonieuse, qu'elle… En comparaison, chez-moi, tout me paraît presque rustre.
Je reviens vers elle, avec l'idée de ce que je vais faire en tête, mais comme si y songer trop directement aurait risqué de l'éteindre, ou de me blesser, je n'arrive pas tout-à-fait à m'y projeter. Quelque soit le domaine, ma nature n'a jamais vraiment été la passivité. J'agis, même quand il serait peut-être plus sage de se laisser faire. Je sais de quoi j'ai envie, moi aussi. Son être, sa chair, sa peau, brûlante, proche, contre la mienne. J'ai du mal à croire que toutes ces pensées cavalent en liberté dans mon esprit, sans aucune inquisition pour les neutraliser de force. L'inquisiteur est ivre mort depuis longtemps.
-Huhu, rien là-dessous, pas vrai ? je fais, d'une voix plus aiguë qu'à l'habitude.
Mes mains agrippent sans beaucoup d'assurance, mais avec volonté, le tissu de sa robe. Contrairement aux siennes, les miennes ne savent pas trop où passer pour se frayer un chemin vers le corps chaud. J'essaie de reprendre un peu le dessus. J'enlace sa nuque, son dos, mais je ne parviens à rien d'autre. Extatique, joueuse, un peu vexée, comme une petite fille ne trouvant pas comment déballer un cadeau très convoité. Ma bouche atteint son cou malgré tout, tentant de reproduire les quelques baisers dont je garde encore le souvenir. Je ne sais plus si c'était une bonne idée de prendre les devants. Je lance un regard vaguement implorant. J'ai besoin d'aide.