Que se passait-il ? Que faisaient-ils ici ? A quoi rimait tout ce remue-ménage ? Par quel effet le sortilège qui avait été utilisé les avait-il amenés jusqu’à cette plage ? Cyanne savait-elle seulement ce qu’elle faisait ?
Ces questions restèrent à dessein irrésolues, excepté pour la dernière, dont la réponse était bien évidemment oui : rien que de voir le regard flamboyant de certitude et de détermination de sa protégée repoussait ses doutes sans qu’ils pussent opposer aucune résistance à une pareille volonté. En réalité, Saïl n’avait plus son mot à dire dans l’affaire, car ils se trouvaient désormais sur le terrain d’un domaine complètement sirénien, sur lequel il n’avait aucune maîtrise, aussi le mieux qu’il pouvait certainement faire était de garder les yeux grand ouverts et de se tenir prêt à tout ce qui pourrait arriver pour se cantonner au rôle de spectateur privilégié qu’il semblait devoir revêtir pour l’occasion. Comment aurait-il pu prétendre pouvoir mettre le holà à ce qui advenait lorsque cela impliquait qu’il s’opposât à cette merveilleuse sirène plus sirène que jamais, dont les yeux avaient tellement l’intensité pure et insondable de la mer que c’en était presque effrayant, et à tout moins saisissant ? Il aurait bien voulu savoir sous quel enchantement il avait l’impression d’une netteté absolue de sonder les tréfonds de l’océan d’un simple coup d’œil dans ceux de la splendide créature qui se trouvait en face de lui, parangon des immensités marines qui resplendissait des forces immortelles et invincibles de son lieu de vie natal, mais il sentait sans aucun doute possible que c’était un de ces mystères sacrés auquel il ne fallait pas chercher d’explication et qu’il valait mieux embrasser dans toute sa magnificence : oui, pour l’une des rares fois dans sa vie, il laisserait la partie scientifique de son être de côté pour goûter pleinement ce moment unique.
Cela dit, il n’était pas aussi à l’aise qu’il l’aurait voulu ; non pas à cause de son absence de contrôle sur les évènements, mais parce que ceux-ci avaient un caractère définitif indubitable : si heureuse que Cyanne parût, il y avait quelque chose qui était de l’ordre d’un adieu dans ses gestes, et auquel il ne parvenait pas à croire. Si peu de temps après qu’ils se fussent rencontrés, eussent fait connaissance, eussent tissé des liens, il fallait déjà qu’ils se séparassent ? Cette simple idée faisait naître une désagréable boule dans sa gorge, et pourtant, il savait qu’il aurait été aussi futile de la repousser que de vouloir empêcher le flux et le reflux : de fait, elle lui fit à nouveau cadeau d’une écaille pour son retour,
son retour mais pas le sien à elle, signe que c’étaient là que leurs chemins divergeaient.
Sentir sa main délicate sur sa grande paluche, sans doute pour la dernière fois, lui déchira son cœur d’artichaut, mais il se laissa faire sans opposer de résistance et sans même lui rendre un geste pourtant si tendre, d’une part parce qu’il était trop tétanisé par ce qu’il éprouvait pour pouvoir faire autre chose que sentir et constater, et d’autre part parce qu’il se disait que s’il se mettait à serrer lui aussi, il ne pourrait se contrôler et la broierait aussi férocement et maladroitement que ce grand dadais de Lenny des
Souris et des Hommes. Pourquoi fallait-il qu’elle le regardât avec ces yeux si irrésistibles ? Pourquoi fallait-il qu’elle l’observât comme si elle attendait quelque chose de sa part ? Il aurait voulu pouvoir faire quoi que ce fût, par exemple lui parler, mais dès qu’il essayait de prononcer une syllabe, les mots se bousculaient dans sa gorge nouée dont il ne parvenait à sortir qu’une plainte muette venue tout droit de sa poitrine qui se gonflait sporadiquement sous le coup des émotions, aussi il conservait son mutisme pour mieux contenir les larmes qui lui montaient aux yeux.
Toucher d’une douceur insupportable que celui de sa peau douce sur son poil épais qui ne faisait rien pour atténuer les frissons qu’il ressentait à se dire qu’il pourrait faire une croix sur de tels contacts avec le départ de cette petite fée des eaux. « Ne pars pas ! », « Ne me laisse pas ! », « Reste avec moi ! », voici les suppliques qui lui brûlaient les lèvres, mais l’altruisme dont il était imprégné repoussait à contrecœur pareils désirs : vouloir la garder avec lui aurait été comme mettre un oiseau en cage et le priver de la voie des airs, ou plutôt comme mettre un poisson dans un aquarium et le condamner à dépérir dans cet ersatz d’habitat aquatique.
Faisant de son mieux pour penser à autre chose, il observait la plage environnante, mais si pittoresque qu’elle fût à regarder, Saïl n’y voyait que le lieu d’adieu de sa chère Cyanne là où il aurait auparavant contemplé avec émerveillement le résultat de forces de la nature ainsi que tout un écosystème d’un admirable équilibre. Lorsqu’elle se détacha de lui, il eut un geste soudain et instinctif pour la retenir, voulant projeter son grand bras pour l’enlacer et la serrer fort fort fort contre lui, mais cet appendice d’ordinaire si habile pour capturer des proies ne parvenait dans le cas présent qu’à s’agiter de soubresauts pathétiques qui faisaient peine à contempler et que la sirène ne pouvait heureusement pas voir, trop occupée qu’elle était à se retrouver et à rappeler à elle tout ce qu’elle avait été forcée de laisser derrière elle auparavant.
Elle siffla… serait-ce là la dernière chose qu’il entendrait d’elle, ce son si peu humain après tous les mots gentils qu’elle avait eus pour lui ? Cela les éloignait encore plus l’un de l’autre et ce sentimental d’homme-loup dut se mordre la lèvre pour s’empêcher de pleurer, quitte à faire couler le sang à la place. Lorsque des bruissements semblables jaillirent de la mer, de célèbres vers de Poe venus de son poème
Annabel Lee surgirent immédiatement à la surface de sa mémoire :
So that her high-born kinsmen came de sorte que ses proches de haute lignée vinrent,
And bore her away from me, et me l'enlevèrent,
To shut her up in a sepulchre pour l'enfermer dans un sépulcre,
In this kingdom by the sea. en ce royaume près de la mer.Qu’il aurait été facile de se prétendre dans une situation aussi tragique ; qu’il était tentant de crier à l’injustice et de se lamenter qu’on la lui arrachait des mains pour remplacer le chagrin par la colère ! Mais Saïl n’était pas aussi simple ni abattu au point de se bercer d’illusions : Cyanne n’était en rien son grand amour, et ceux qui venaient à sa rencontre ne la forçaient en rien à venir étant donné qu’elle s’acheminait vers eux de son plein gré. Il devait la laisser partir sans lui donner davantage de regrets que ses beaux yeux bleus embués l’exprimaient. Pourquoi fallait-il qu’elle fût au bord des larmes elle aussi ? Il en venait à lui hurler intérieurement de partir au plus vite et sans se retourner pour ne pas qu’elle pût voir dans quel était lamentable il était en train de se mettre, et dut se faire violence pour imprimer à sa nuque raide un hochement afin d’encourager la petite à revenir parmi les siens.
Splendides cheveux dorés volant au vent comme la crinière de quelque animal hors du commun qui faisaient ton sur ton avec la blancheur immaculée du vêtement qu’elle retirait d’un geste si simple et pourtant si lourd de sens ! Cette fois, il ne détourna pas les yeux, car il voulait capturer jusqu’aux dernières miettes d’images qu’il pourrait obtenir d’elle, et tant pis pour les idées de pudeur : d’ailleurs, ce corps juvénile dénué de tout vêtement lui apparaissait maintenant comme une sorte de consécration de cet art pictural du nu ; dépourvu de tout caractère pornographique, tout bonnement essence même d’une sensualité radieuse !
Lorsqu’elle plongea, le bruit d’éclaboussure résonna en même temps que le craquement dont sembla être victime son cœur, et il ne put plus résister : en quelques foulées d’une folle précipitation, il rejoignit le bord des flots salés et se rua sur cette tunique, seul vestige qu’il conserverait d’elle avec cette écaille qu’il gardait toujours précautionneusement au creux de son poing. Ne pouvant plus contenir sa douleur, il plongea son museau dans cette étoffe à la fragrance si cruellement douce et familière, agité de sanglots qui laissèrent le champ libre à deux ruisseaux de larmes qui s’écoulèrent lamentablement pour se perdre dans sa toison faciale alors qu’il serrait le bout de tissu contre lui : il se moquait bien d’offrir la scène la plus pitoyable qu’on eût pu concevoir, car il était malheureux, et n’avait plus le courage de contenir ses émotions. Envahi d’une rage impuissante, il se mit à frapper le sol trempé à ses pieds de toute la force de ses énormes poings, projetant autour de lui des gerbes de sable gadoueux en poussant une sorte de grognement hululant entrecoupé de hoquets, et il aurait pu continuer ainsi longtemps si ses oreilles n’avaient pas attiré son attention dans la direction de Cyanne qui refaisait surface : à la contempler ainsi, elle était véritablement rayonnante de joie… et pourtant elle pleurait, affectée par la séparation elle aussi. Cela mit un peu de baume sur le cœur brisé de Saïl qui en avait bien besoin, car par cette communion qui les unissait toujours, il pouvait être sûr qu’ils ne seraient au fond jamais loin l’un de l’autre, ne fut-ce que parce qu’ils ne s’oublieraient jamais. Il n’eut pas besoin de la traduction qu’elle lui offrit, car rien qu’à son expression et aux intonations chaleureuses des phonèmes, il avait pu deviner quel était leur sens, peu importât le langage. Les mots refusaient toujours de sortir de sa gorge mais, essuyant ses yeux d’un geste décidé, il lui rendit son sourire d’une manière qui concentrait tout ce qu’il pouvait donner de plus beau, de plus panaché et de plus affectueux… or, même ainsi, cela ne lui suffisait pas : il voulait exprimer ce qu’il éprouvait pour elle dans toute la concentration de sa puissance brute, et ce fut le loup qui trouva la solution.
(Plutôt que de pleurer, saluons-la !)Oui ! Il allait lui offrir un adieu… non, un au revoir digne du plus passionné des loups ; un au revoir qui se graverait dans sa mémoire et dont elle pourrait se souvenir peu importât le temps qui viendrait à passer ! Délaissant pour le moment la toge blanche, il se positionna à quatre pattes, et gonfla les soufflets de forge qui lui servaient de poumons au maximum de leur contenance pour ensuite pousser un hurlement d’une intensité telle qu’il put s’entendre à des kilomètres à la ronde, et à plus forte raison sous les flots, jusqu’aux oreilles de celle à qui il était destiné. Nul malheur dans ce cri du cœur, mais au contraire tout le bonheur qu’il avait de la connaître, et la promesse d’un souvenir éternel et de retrouvailles un jour ou l’autre, car il était toujours son gardien et elle sa pupille : elle serait là pour lui, il serait là pour elle.
Plein de cette fantastique certitude, Khral se redressa, à bout de souffle, et ramena la tunique contre sa poitrine avant de se laisser lourdement tomber en arrière, haletant, moitié sanglotant d’émotion, moitié gloussant de joie ivre. Ah quelle journée, quelles péripéties, quelle sirène ! Voilà qui resterait incrusté dans l’esprit de Saïl et qui aurait perpétuellement une place de choix dans ses souvenirs : il avait rencontré l’être le plus fantastique qu’il eût jamais connu jusqu’ici, et c’est alors qu’il contemplait le ciel étoilé au-dessus de lui qu’il murmura son nom.
« Cyanne. »Fin de l’épisode