Elore fixait du coin de l’œil Dorian, assis à l’extrémité du lit qui semblait lui sourire… Intéressant. Malgré elle, sa maudite mémoire enregistra la courbe de ses lèvres, la blancheur de ses dents, la… La jeune fille eut son petit rictus des mauvais jours. Plus elle se concentrait, plus ça lui faisait mal. Lorsque Don soutint son menton, Elore eut tout le loisir de regarder dans ses yeux. Que cachait-il vraiment comme pensée derrière cette barrière infranchissable ? Elle trembla encore au souvenir de la manipulation dont elle avait fait l’objet. Cet homme était diablement intelligent. Il fallait qu’elle se méfie de lui… Il le fallait.
Fallait ? Pourquoi se sentait-elle obligée de se méfier de lui ? Mais rappelle-toi Elore, c’est lui qui avait mis de l’aphrodisiaque dans ta nourriture, que tu n’as heureusement pas avalée… Et c’est également lui qui a éclaté au moins cinq voyous dans une rue juste grâce à sa force. Mmmh… C’est vrai que vu comme ça, la paranoïa pouvait être de mise. Le mal de tête qu’elle avait eu il y a quelques instants, n’était-il pas dû à cette espèce d’injection qu’il lui avait fait subir ? Mais en pesant le pour et le contre, elle devait peut-être tout de même lui faire un peu confiance, surtout si elle voulait un jour travailler pour lui…
Et alors qu’elle se voyait déblatérer un flot continu de paroles, Dorian lui posa une question à laquelle elle s’attendait depuis un moment déjà. Qui était-elle alors ? Prise au deuxième degré, Elore ne pouvait répondre. En effet, elle était elle-même à la recherche de s propre identité, de ce qu’elle était vraiment. Peut-être que si elle avait eu quelques informations sur ses origines, elle ne se serait plus jamais posée de questions, mais à force de vivre sous diverses identités, de les enfiler comme une deuxième peau, il y avait de quoi se sentir déboussolé. Oui… Qui était-elle donc ? Alors, elle se présenta, telle qu’elle se présentait devant chacun des espions de leur confédération. Prenant une voix martiale malgré elle, la jeune fille déclina son identité réelle :
« Elore, espionne de cinquième rang, rattaché au service des Renseignements de sa Majesté la Reine. Mes titulaires sont Armis et Freya, espions de sixième rang. »
Le service des espions d’Elore était divisé en rang, selon le talent et le nombre de missions exécutés par les espions. Un était le rang le plus bas et, au fur et à mesure des années, on acquérait de l’expérience et augmentait de rang, le rang le plus convoité était évidemment le rang sept, détenu chez les espions uniquement par une seule personne... Avoir atteint le cinquième rang à son âge était tout à fait honorable, même surprenant. Bien que peu fréquents, les espions dotés d’un don particulièrement plus utile avaient beaucoup plus de chances d’avancer dans la hiérarchie que les autres. Elore n’attendait plus qu’avoir l’âge requis pour s’investir dans des missions plus difficiles et qui auraient rapportés plus d’expérience. Mais évidemment, elle avait reçu l’ordre de se faire la main dans les simples rues de Nexus, histoire de voir le potentiel de chacun. Ce potentiel était mesuré par les titulaires, qui étaient comme les parents des espions les plus jeunes.
Elore ne doutait pas que Dorian avait certainement déjà entendu parler de la hiérarchie de leur groupe. D’ailleurs, leur existence était connue de tous, même s’il existait des irréductibles qui refusaient de voir la vérité en face. La conversation tournait maintenant autour de ce que vivait Elore chez les espions. Elle n’était jamais arrivée à les considérer autrement qu’une famille d’accueil, comme beaucoup d’autres étaient passées à l’orphelinat avant de l’adopter. Certes, elle adorait le métier qu’ils lui avaient offert sur un plateau, mais le cadeau avait été diablement bien empoisonné. Elore avait besoin de quelqu’un qui lui disait quoi faire, d’accord, mais ne l’obligeait pas à ressentir une quelconque obligation. Elle détestait ça.
Les paroles de Garan éveillèrent en elle des désirs qu’elle n’avait jamais soupçonnés. Combien de temps cela faisait-il qu’elle ne faisait plus que supporter son existence ? Qu’elle obéissait juste pour ne pas avoir de problèmes ? Qu’elle recherchait le grand frisson ? Que sa vie était aussi vide et creuse qu’un vase transparent, semblable à celles de tous ceux qui avaient voué leurs vies pour une enfant égoïste ? Elle avait fait tant d’erreurs, avait pris tant de mauvais chemins. Mais Dorian lui montrait-il un bon chemin ? Elore se dit qu’à défaut d’être bon, son chemin à lui semblait beaucoup plus amusant que les autres.
Il eut un geste tendre envers elle. Si elle fut troublée par ce geste, la drogue en avait annihilé toutes les preuves physiques. Mais si son corps n’avait pas bougé d’un pouce, l’intérieur était tout chamboulé. Elle hésitait entre fureur et satisfaction. Était-ce une preuve qu’il abuserait de son état ensuite ou plutôt qu’il commençait à l’apprécier, ou tout du moins de voir le potentiel qu’elle lui offrait ? Elore avait évidemment la nette tendance d’être furieuse, mais cela uniquement parce qu’elle n’avait pas eu la possibilité de répondre à son geste. Si elle avait eu la pleine possession de ses moyens, il est évident qu’elle aurait lâché vertement une remarque.
Alors qu’il souriait et posait une question des plus… étranges comparée aux questions précédentes, Elore sentait qu’elle avait son esprit qui commençait à reprendre doucement, mais très très, très lentement de son corps. Néanmoins, elle n’avait pas encore assez de self-control pour garder les premières réponses à Dorian.
« Si, j’adore ça… Comme je n’aime pas me battre, j’préfère m’amuser à berner les autres… Tout le monde sait que les seules batailles qui comptent son la première et la dernière… J’vous garantis que la dernière est toujours celle de l’esprit. Tout ce qui est entre… c’est que du bruit… Vous… Vous savez de quoi j’parle. Les gens s’battent pas contre vous parce qu’ils ont peur de votre force physique, mais ça… ça aucune importance si vous ne pouvez pas réfléchir. Par contre, question discrétion vous êtes proche du zéro… J’imagine même pas ce que ça doit être… »
Et elle poursuivit quelques instants, poussant des mots intelligibles dans un dialecte de Tekhos. Elle-même avait du mal à comprendre ce qu’elle disait. Drôle de sentiment, n’est-ce pas ?
« Oui, peut-être… Les espions ne sont pas des êtres facilement compréhensibles… Moi-même j’ai parfois l’impression de ne pas pouvoir me percer à jour… Néanmoins les autres espions sont beaucoup plus faciles à manipuler… Plus loyaux, d’accord, mais beaucoup trop fixé sur un seul objectif. Aucune ouverture d’esprit… Le lieu de rendez-vous n’est jamais fixe, ce sont mes titulaires qui me le donnent, deux jours avant, pour me laisser le temps de préparer mes rapports… J’ai aucun besoin de temps… Moi, j’ai tout là (elle montra son crâne). Et je suis incapable de l’oublier. Pour répondre à votre question, m’sieur Garan, les espions ne sont utiles qu’à la Reine, et encore… sans véritables directives, ils ne sont rien. Mais ils peuvent toujours être manipulés… »
Elle venait de divaguer complètement, exposant son propre avis sur les propres personnes qui l’avaient recueillie et éduquée. Affutée ils avaient le couteau, à présent ils se trancheraient leurs doigts dessus. Elore retrouva progressivement conscience et alors qu’elle arrivait aux dernières questions posées par Dorian, elle finissait d’affermir son contrôle. Déjà sa voix était plus ferme et avait perdu son ton un peu trop niais.
« Vous présentez les choses à votre avantage, m’sieur Garan. Mais il est vrai que vous semblez beaucoup plus intéressant que cette icône sans valeur qu’est la Reine. Par contre, je ne pense pas avoir été assez droguée pour répondre à votre dernière question. »
Elle esquissa une grimace, de nouveau en proie à un mal de tête. Son bras se referma sur sa chemise déchirée d’un côté pour cacher sa poitrine un peu dévoilée. Elle fixait farouchement Dorian tout en s’empêchant de se taper la tête contre un mur de colère. Non monsieur, vous ne rêvez pas… Votre produit vient de se dissoudre dans mon sang.
« Néanmoins je vous préfère en tant qu’employeur, c’est vrai. »
Pour que le pauvre Dorian ne soit pas trop frustré de ne pas avoir eu sa réponse. S’il la voulait vraiment, il n’avait pas besoin d’un produit pour le lui demander. Elore répondrait bravement s’il avait assez de cran pour le faire. Elle n’y voyait aucun inconvénient. Ah… s’il s’avait.