Avec curiosité, Elore laissa ses yeux papillonner de droite à gauche, engrangeant et perdant tout aussi vite la tonne de petits détails qu’elle aurait remarqués d’habitude. Quelque part… ces pertes intempestives de mémoire –ou tout du moins de sa mémoire de stockage, vu qu’elle arrivait encore à réfléchir comme une personne normale- lui faisaient des vacances. Il y avait toujours l’inconvénient de ne plus se rappeler de croustillants petites fautes compromettantes, mais au moins elle n’avait plus l’impression que sa tête allait éclater à cause d’une saturation de sa mémoire. C’était reposant, voire même agréable. Qui l’eût cru ? Alors qu’il y avait à peine dix minutes elle avait trouvé ça abominable et très malvenu, elle trouvait des bons côtés à cet arrêt soudain de son don. Peut-être était-elle trop optimiste, surtout dans les situations désespérées ?
Don s’était détourné d’elle. Elle ne put retenir un soupir de vif soulagement. Mais la méfiance, amant favori des espions, montra le bout de son nez tandis qu’il ouvrit une commode et commença à la fouiller. Ça, par contre, c’était très suspect. Qu’allait-il sortir ? Des menottes ? Avait-il peur qu’elle tente de s’enfuir ? Ou bien un objet digne des pires perversions ? Elore espéra que Dorian n’était pas adepte de sexe extrême. Elle n’était pas très versée dans cet art et n’en avait aucune envie à vrai dire. Se faire taper dessus ne la tentait pas vraiment, peut-être qu’en tant que dominante… Non, elle ne voyait pas les avantages de ce type de relation. Chacun ses goûts… Elle qui avait toujours dit d’un air mesquin aux plus jeunes : « Faut jamais faire la grimace sans avoir essayé », semblait perdre foi en ce dicton.
Elle lui fit remarquer les vêtements et il lui répondit par une phrase des plus sibyllines. Une offre ?! Lui avait-il déjà fait et une offre et elle aurait été trop plongée dans ses pensées pour l’entendre ? Apparemment, Dorian n’attendait pas de réponses. Ouf… Pendant un moment elle avait cru que c’était fichu… Elle résista à la tentation de se pencher pour regarder au-dessus de l’épaule du géant. Elle avait un subit grand intérêt pour les objets que contenait cette armoire. L’idée d’une arme caressait son esprit un instant avant qu’elle ne repousse cette éventualité : mettre à la disposition des esclaves une arme serait complètement stupide. Et le marchand était tout sauf stupide. Malheureusement pour elle quelque part…
Puis il revint, une étrange boîte, avec l’air si fragile entre ses grandes mains. Elle se demanda un instant si le magnifique sourire qu’il abordait était positif ou négatif pour elle… Elle n’eut pas vraiment le temps de répondre à la question, car déjà la boîte et Dorian était à côté d’elle. Elore allait sortir un de ses beaux sarcasmes dont elle avait le secret, mais sa respiration fut coupée par la main de Dorian lui enserrant la gorge. Un bref cri étranglé dépassa ses lèvres lorsque son dos et le mur firent plus amples connaissance. Ce serait contre le mur ? L’espionne trouvait ça affreusement bestial. Elle aurait cru Dorian plus… subtil que ça.
La panique la prit quelque peu lorsqu’il tira sans ménagement sur une manche de sa chemise, dénudant son bras. Elore se fit violence pour ne pas hurler de terreur. Elle allait faire honneur à son éducation et rester stoïque. D’un autre côté… Elle ferait mieux de rattraper sa chemise qui commençait à glisser et ne tarderait pas à lui montrer sa poitrine. Dans une brève montée de fierté féminine, l’espionne plaqua son bras contre sa poitrine, la protégeant dans son geste protecteur. Comment pouvait-il la prendre pour un garçon si facilement ? C’était quasiment incompréhensible une fois qu’on se rendait compte de sa véritable identité. Là résidait toute la prouesse du talent d’Elore.
Son regard se brouilla un peu alors qu’une brûlante douleur se faisait sentir au niveau de son épaule. Dorian se retrouva peu après avec un objet pointu, comme une aiguille pour la couture accrochée à une espèce de capsule –remplie de poison, peut-être ? Qui sait…-, un air satisfait sur sa figure. Meeerde ! Venait-il de l’empoisonner ? Un bref souvenir de l’effet des drogues de ms’ieur Garan sur le corps de Shana suffit à Elore pour qu’elle crève de peur. Alors il allait la jouer finement finalement… Elle allait se consumer de désir par son corps, alors que son âme crierait « non » ?
Elle effaça cette situation en ressentant les premiers symptômes apparents du liquide injecté. Elle s’était assise sur le lit, d’une façon plus détendue, son corps semblant en proie à un relâchement soudain. Peu à peu, elle avait l’impression de voir son crâne découper en petits morceaux et disséquer en encore plus petites tranches. Sans le savoir, le produit de Dorian fit retrouver à Elore son don… Et toute la mémoire qui l’avait abandonnée durant ces longues minutes…
« Qu’est-c… Qu’est-ce que vous m’avez fait ? »
Bredouilla-t-elle vaillamment. Elle prit sa tête entre les mains, en proie à une atroce douleur. Les vannes venaient d’être ouvertes. Voilà de nouveau les chiffres des papiers du bureau de Dorian, les conversations du marché, les tenues de chaque marchand, et ces yeux… ces yeux noirs si envoûtants qui occupaient son esprit ; les yeux de Dorian la fixaient avec cet air narquois alors qu’il lui avouait qu’elle s’était trahie toute seule. Mais aussi subitement que la crise avait commencé, elle se stoppa et Elore laissa ses mains tomber le long de son corps.
Dorian lui posa des questions. Yeux dans les yeux, l’espionne ne se rendait pas vraiment compte de ce qui lui arrivait. Elle avait conscience d’avoir été droguée, mais ne connaissait aucun poison avec de tels effets. C’était particulièrement déroutant. Elle eut un petit sourire, comme pour se moquer de Dorian. La vraie Elore n’aurait jamais souri aussi sincèrement, du moins pas aussi gentiment. Elle se pencha vers lui et pointa le doigt vers le haut, imitant parfaitement l’air professoral d’un de ses anciens enseignants.
« Pas Jo… Non, pas de Jo. Il n’a jamais existé, enfin pas vraiment… Jo, c’est moi, sans vraiment l’être. Mon meilleur copain… »
Le sérum de vérité avait de drôles d’effets sur la jeune fille. Elle qui était calme et posée en temps normal, ayant totalement sa vie sous contrôle, on pouvait la voir débiter sans aucune retenue certaines informations. Ses yeux reflétaient une terreur sans nom que l’Elore profonde ressentait, mais quelqu’un d’autre avait comme pris les commandes de son corps. Son corps se relâcha de nouveau. Un abominable sourire niais s'afficha sur ses lèvres. Et elle détestait ça.
« Ça aurait été vous, ou quelqu’un d’autre, ça aurait rien changé pour moi… Je travaille toujours comme ça, saisissant tout ce qui passe sous mon nez pour tailler mon chemin… Mais j’avoue avoir préféré être avec vous plutôt qu’avec un autre marchand d’esclave, les autres sont vraiment idiots… Vous… Vous savez bien jouer aux échecs. Vous avez tout prévu, tout planifié, avant de réussir à frapper mon point faible… Très fort… jamais personne… ne m’avait percé à jour avant… J’admire… les gens intelligents. »
Elle essayait de se faire taire, mais était incapable d’arrêter le flot de ses paroles. Elle avait envie de se crucifier sur place si elle avait pu. Des larmes d’impuissance jaillirent malgré elle de ses yeux, lui donnant cette innocence à laquelle seules les jeunes filles pouvaient prétendre.
« Ce travail… Au début, j’en avais envie juste pour avoir une place privilégiée au marché d’esclaves… Les gens comme moi ont pas souvent des occasions pareilles… Mais… cette petite bataille… ça me plait… j’ai jamais autant haï et aimé jouer avec quelqu’un… C’est vraiment une sacrée expérience… M’sieur Garan… Vous êtes un type vraiment… intéressant. J’ai qu’une envie, c’est quitter ceux qui me gardent en laisse… Mais… j’essaie encore de réfléchir… de savoir quelle laisse est la plus longue des deux… La vôtre ? La leur ? J’veux plus travailler pour cette gosse pourrie gâtée… Elle sait même pas que nous existons… »
Mais tais-toi ! Bon sang, Elore, ferme-la ! Comprendrait-il qu’elle parle de la reine de Nexus ? Qu’Elore est une espionne attitrée ? Elore maudit plusieurs fois ce satané produit qui rendait ses pensées si claires qu’elles en devenaient douloureuses, mais l’empêchait à al fois de s’exprimer aussi clairement qu’elle l’aurait voulu devant Dorian. Elle ne voulait plus travailler pour la Reine de Nexus, mais y aurait-il de vrais avantages à travailler pour le marchand colosse ?