Une poule sur un mur (Selene)

Un rire, et uniquement un rire, retentit haut et clair dans le parc de la ville de Seikusu. Limpide, cristallin même, il sortait d'une bouche pourtant invisible aux yeux nus des passants. Passants du reste... Absents. En effet, il était déjà une heure avancée de la nuit, et seule la lune restait témoin des tribulations d'une Muse.
Laquelle des muses? Terpsichore évidemment. Terpsichore en collants noirs, vraie fièvre du samedi soir, inspiratrice des chorégraphes les plus adulés de tous les temps et de toutes les danseuses et danseurs qui ont su charmer les élus et de leurs coeurs et du reste, car on ne danse pas toujours uniquement pour charmer celui ou celle qu'on aime. Parfois oui, et c'est dans ces cas là que Terpsichore a été la plus fière d'être ce qu'elle était, car ses protégés ont fait montre de tellement de talent qu'il lui était difficilement crédible d'en être à l'origine, bien que face à l'évidence, ce fut excellent pour son orgueil.
Mais elle était bien loin de tout cela à l'heure actuelle. En effet, à l'heure actuelle, tout ce qu'elle voulait c'était s'amuser. Chose aisément perceptible de par son rire qui tintinnabulait. Légère et ondulante, seule son ombre qui glissait d'arbre en arbre était perceptible. Sauf si vous avez en votre possession un appareil numérique, mais d'une part, pourquoi iriez-vous dans un parc en plein milieu de la nuit, et surtout avec un appareil photo dans un parc qui n'est pas vraiment réputé pour ses phénomènes surnaturels? Peut-être êtes vous en compagnie d'une charmante créature, et que vous souhaitiez vous unir charnellement dans un endroit dissimulé aux regards... Si c'est le cas, il est inutile de vous en faire, Terpsichore ne sera pas indiscrète et ne viendra pas troubler vos ébats... Elle ne fait que profiter de la fraîcheur de la nuit sur la peau de ses bras nus et celle parfois découverte de ses jambes, sautant à cloche-pied ici et là, comme une enfant.
La nuit avait été riche en émotions, un jeune homme s'était découvert un don pour le piano et une jeune femme venait de réaliser un croquis qui la rendrait sans doute célèbre...
Terpsichore estimait donc qu'elle avait le droit de faire une petite pause... Et puis, la nuit était belle. Alors pourquoi se priver?

Il fait tout noir. Selene allongée sur un banc du parc, un livre sur le visage, semblait s'être assoupie pendant sa lecture. Il faisait quand même tout noir, et ce, même en ouvrant les yeux. Trois hypothèses vinrent immédiatement à l'esprit de l'immortelle. Premièrement, elle était devenue aveugle. Deuxièmement, elle avait dormi trop longtemps et il faisait tout simplement nuit. Enfin, dernière hypothèse, et de loin, la plus exaltante, on l'avait kidnappé et séquestré dans une pièce sombre en attendant qu'elle se réveille.
Selene hésitante, attrapa le livre et le retira de son visage. La voute céleste, mouchetée de milliards d'étoiles, vint alors réduire à néant tous ses espoirs. Elle poussa un gros soupir et se redressa sur son séant. Tout en remettant un peu d'ordre dans sa chevelure, elle observa les environs, ce qui eu le don de lui extorquer un autre soupir encore plus long que le précédent. Il n'y avait même pas le moindre malfrat à l'horizon pour l'agresser. Un parc, la nuit, une jeune fille seule ; la victime parfaite et personne n'avait la bonne idée de venir la racketter, ou pire…

La vérité c'est qu'elle s'ennuie à mourir. Cette ville est l'avatar de l'ennui en personne. Selene passe la plupart de ses journées assise sur ce banc à lire des bouquins qu'elle a déjà parcourue des centaines et des centaines de fois. De temps en temps, elle se fait draguer par des hommes téméraires et ça brise la routine mais ça devient très vite lassant. Bref, la vie est d'un ennui mortel.

L'immortelle se leva et s'étira de tout son long. Elle allait peut-être faire un petit détour par les profondeurs du parc avant de rentrer à son appartement. On ne sait jamais quel genre de rencontre on peut y faire : Des vicieux, des tueurs, des violeurs, des gangsters, des créatures de la nuit. Tout un petit monde qui fait oublier la morosité même si ça ne dure jamais vraiment longtemps.
Soudain, Selene crut entendre un rire qui perçait le silence de la nuit. Et bien au moins il y en a qui s'amusent…

(Hj: désolée du temps de réponse, j'ai eu quelques petits débordements ^^)

Après avoir sauté au dessus des ruisseaux et joué à la marelle avec les cailloux émergents, Terpsichore s'attaqua aux arbres. Parfaits supports pour son poids plume puisque pas réellement ancrée dans la réalité pour le moment, la muse s'étonnait toujours de pouvoir passer de branche en branche en toute impunité sans qu'aucune feuille ne meuve sur son passage. Elle savait que, lorsqu'elle surprenait des gens comme ça, en pleine nuit, il était plus aisé pour eux de se faire des films et certains trouveraient ça cruel qu'elle les effraie, on dira même qu'elle leur colle la frousse de leur vie, mais pour elle ça restait bon enfant. Et en parlant de bon enfant.
Alors qu'elle sautait d'un arbre à un autre, la silhouette de Selene lui fut perceptible. Elle avait l'air bien triste cette femme. Autant la divertir un peu, l'ennui était l'ennemi mortel de l'inspiration. Avec la légèreté d'une libellule, Terpsichore posa le pied au sol et prit sa consistance. Sortie de nulle part, elle apparu en toge blanche des anciens temps, une couronne de lauriers coincée dans ses longues mèches de cheveux diaphanes. Sa peau mate paraissant presque verte sous le rayon de la lune et ses yeux bleus presque métalliques.

"Coucou. Il ne faut pas rester ainsi sans rien faire, ça me tuera! Viens avec moi!"

Sans demander son avis à Selene, Terpsichore s'approcha d'elle et lui saisit la main, la tirant vers le fond du parc.

"Viens, on va jouer! Tu vas voir!"

La muse ignorait qui était cette femme, ses objectifs et ambitions dans la vie et du reste, elle s'en moquait. Tout ce qu'elle voulait, c'était qu'elle cesse de s'ennuyer. Parce que l'ennui était un frein à la créativité, et que se retrouver auprès d'une créature pareille pouvait l'affaiblir. Or, elle adorait ses pouvoirs et ne voulait les voir disparaître pour rien au monde.

Selene marchait la tête baissée avec un air d'intense concentration. Elle avançait lentement et avec une démarche très particulière. On pouvait penser, non sans raison, qu'elle était en alerte, à l'écoute  de tous ses sens qui la préviendraient d'une quelconque surprise. Mais en fait, l'immortelle s'amusait à marcher en évitant les jointures des dalles. Le principe du jeu étant d'avancer en posant les pieds pile au milieu des pavés. L'adresse et la stratégie était de mise pour exceller à cette activité.

Complètement absorbée par son nouveau passe temps, Selene ne vit même pas la muse apparaître. Elle faillit mourir de trouille lorsqu'elle lui balança un "Coucou" sans préavis. Elle sursauta, piétinant au passage quatre ou cinq jointures de dalles, ce qui réduit à néant sa performance.
Son regard violacé se posa sur la muse et elle cligna lentement des yeux d'un air incrédule. Qu'est-ce que pouvait bien lui vouloir une blonde enveloppée dans une toge... Elle était très jolie avisa l'immortelle, beaucoup moins qu'elle, cela va sans dire, mais ses air de Vénus devait lui attirer la faveur des hommes. Belle ou pas, elle se mêlait de ce qu'il ne la regarde pas.

Mais je jouais déjà à... s'indigna-t-elle avant d'être interrompue. Car la blonde lui attrapa le bras et l'entraina à sa suite. Selene poussa un hoquet de surprise lorsque sa tête partie en arrière sous le coup de l'impulsion. Puis, elle se mit à trottiner derrière la muse, essayant tant bien que mal de suivre son propre bras.

L'immortelle espérait ardemment qu'elle ne l'emmenait pas dans une sorte de fête pour dégénérés, ou bien encore pire, qu'elle l'oblige à se mettre du romarin dans les cheveux et à s'habiller en Vénus de Milo pour aller dans je ne sais quelle reconstitution d'orgie romaine.

On va jouer à quoi? s'enquit Selene en lorgnant la muse. Et puis tu es qui d'ailleurs ?

Autant de questions qui lèveront une partie du mystère à propos de la jeune fille. En effet, Selene la soupçonnait d'être quelque peu... Allumée, givrée, cinglée, ou plus sobrement, excentrique. Quoiqu'il en soit, l'immortelle ne s'ennuyait plus.

Terpsichore ne savait pas encore à quoi elle voulait faire jouer Selene, mais elle finirait bien par trouver l'inspiration, elle était une Muse après tout non? D'ailleurs, la pseudo objection que porta Selene lorsque Terpsichore l'avait saisie ne lui fit ni chaud ni froid. Jouer tout seul, c'était mal. Quant à avoir peur... Il n'y avait pas de raison. La femme sortie tout droit de la Grèce antique n'était absolument pas dangereuse, comme toutes ces bêtes assoifées de sang, non du tout. Elle était beaucoup plus calme et pacifique. Ses inspirés par contre eux pouvaient être de grands déséquilibrés mentaux et projeter la fin du monde, mais Terpsichore elle, non. Rassurant, n'est-ce pas? Quand Selene commença à poser des questions, une manie typiquement humaine et souvent agaçante, la muse la relâcha et se tourna vers elle, tendant un index comme une baguette de chef d'orchestre.

"Je ne sais pas à quoi on va jouer, mais on s'ennuira moins à deux que chacune de son côté, pas vrai? Ensuite, je m'appelle Terpsichore. C'est un petit peu long comme prénom, j'en conviens mais je n'ai jamais réussi à me trouver de surnom qui m'aille. Je te prie de m'en excuser. Tu me donneras ton nom aussi quand j'aurai terminé de parler. Pour ce qui est du jeu, je n'ai pas d'idée précise en là tête là, immédiatement. mais peut-être que je pourrai t'inspirer pour que tu trouves?"

Aussitôt dit, aussitôt fait. La muse n'attendit même pas l'assentiment de Selene pour souffler doucement près de son oreille, afin que lui vienne l'inspiration et une idée de jeu. Non pas que Terpsichore ne savait pas réfléchir, mais elle avait appris que les autres gens trouvaient cela bien plus gratiffiant de trouver les choses par eux-mêmes. Ils pouvaient ainsi s'en attribuer le mérite. Alors que Terpsichore se moquait du mérite. Sauf quand on lui piquait sa place de Muse, là ça la rendait folle de rage.