Les deux pieds et le reste dans l’étang, trempé jusqu’à la rotule, Eugene, à force que sa piteuse et maudite mémoire se réinitialisa quotidiennement, ne cherchait plus trop vraiment à savoir ce qu’il faisait au moindre instant donné, ni même où s’accomplissaient ses errances insanes. Pareil à un éveil de chaque jour perdu au milieu d’une nouvelle vie, une qui demeurait cependant toujours la sienne, l’égaré reprenait un destin bringuebalant afin de poursuivre le cours de son existence. Et son existence, pour l’heure, elle l’avait conduit droit dans l’étang. Pas n’importe lequel sans doute, un qui jouxtait de près quelques ravissants jardins travaillés d’une main habile et patiente.
Au beau milieu de la flaque où il macérait hagard, devant à nouveau trouver un sens à sa vie pour ce jour, Eugene, les sourcils froncés car tout de même interloqué, croisa les bras puis pencha la tête sur le côté en prenant soin d’afficher une moue perplexe. La mémoire musculaire survivait à ses souvenirs déficients et, comme à son habitude, il prenait ces petits airs démonstratifs, quand bien même pas une paie d’yeux n’était rivée sur lui.
- Alors… si je suis dans l’eau qui que je sois, c’est pour une bonne raison.
Il valait mieux. Car on pataugeait rarement dans une mare à moins que la nécessité ne s’en soit mêlée. Vigilant, découvrant le monde à sa portée, le bon couillon, tout perdu, usa d’un esprit réputé peu sagace pour démêler son mystère. Dans cette eau, il y avait de la vase, des nénuphars et…
- Des piafs !
Ceux-ci, des canards, légitimement interloqués par l’intrus, flottaient en effet dans ses alentours sans trop manquer ce zouave venu faire irruption par chez eux.
- Mais c’est bien sûr. Assura le corniaud de derrière ses binocles sombres en se frappant le front de sa paume. J’étais venu manger un… un de ces trucs, là.
Ce qui tenait chez lui de la plus parfaite évidence pouvait, chez le commun des mortels, susciter comme des interrogations. C’était en effet une entreprise remarquablement malsaine que de s’en aller traquer le palmipède les deux pieds dans l’eau. Malsaine et stupide, à moins d’être pourvu d’une paire d’ailes. On put d'ailleurs même douter que celui-ci avait une paire d’encéphales dans la boîte crânienne.
Ignorant pour l’heure jusqu’à ce qu’était un canard – ce qui était un point de départ mal assuré pour débuter une existence – l'énergumène plongea la main dans l’eau, fouilla dans la boue et la vase jusqu’à y puiser un caillou. Un gros, un tout tout en pierre qui pesait lourd et qu’on portait difficilement d’une seule main. Stoïques, les canards l’observèrent agir sans trop pouvoir rien deviner des frasques simiesques s’orchestrant à portée de bec. Ils furent surpris, en tout cas, que la caillasse valdingua brusquement jusqu’à s’écraser sur l’un d’eux. En quelques secondes à peine après que sa mémoire fut remise à zéro, car c’était son lot de chaque jour, Eugene avait déjà atteint le stade de l’homo faber, s’en remettant à l’usage des outils à sa disposition. Il avait ainsi passé plusieurs centaines de millier d’années d’évolution en avance rapide et ce, comme un grand. Et il s’en était seulement fallu d’un canard afin qu’il accomplît le prodige.
S’étant glorieusement saisi du volatile crevé à la gorge, il le jeta en bandoulière par-dessus l’épaule avec l'idée d'en faire un en-cas ultérieur. Un en-cas qu’il se ferait un plaisir de boulotter dans cette chaumière qui, si on plissa les yeux – ou si on prit la peine d’ôter ses lunettes de soleil – tenait davantage de l’édifice dès lors où il fallut basculer la tête en arrière pour en apercevoir les augustes sommets.
- C’est sûrement chez moi. Conclut très benoîtement le chasseur qui, chaque fois qu’il apercevait demeure au lever d’une perte de mémoire, la tenait pour sienne.
Ne doutant de rien – car la bêtise, pour s’accomplir, supposait de ne jamais hésiter ou réfléchir – c’est d'un pas volontaire, après qu’il eut toutefois extirpé ses mollets de la vase, qu’Eugene se rendit au bercail. Dans sa poche, il avait trouvé un carnet, celui-là même dans lequel il compilait toutes les informations de ce monde. En entame de l’ouvrage, il y trouva son nom : Eugene Erik. Potassant le petit ouvrage d’ une main seulement, la deuxième étant alors fermement nouée autour du cou de la bête palmée, le nouvel Eugene – qui était aussi l’ancien – s’informa des choses du monde en accéléré le temps qu’il retrouva ses pénates usurpées.
- Aaaaaah, s’épatait-il ainsi de parfaire sa connaissance, ça s’appelle un canard cette bête-là. C’est même marqué que le foie est excellent et que ça fait « coin coin » sauf si on lui a ôté le foie avant. Fascinant.
Imposante était alors la porte de la bâtisse. Il s’agissait apparemment d’un temple ou, tout du moins, d’un sanctuaire. Pas n’importe lequel à en juger l’ampleur de l’édifice qui, de sa superbe, écrasait presque qui se trouva seulement dans son ombre. Une ombre partagée avec celle des arbres innombrables qui cerclaient sentiers et jardins alentours.
Pas impressionné pour un sou, pareil à une bête plus curieuse qu’elle n’était sauvage, Eugene constatait l’ouvrage d'un air pour le moins dubitatif.
- C’est pas prudent, ça, de pas mettre son nom sur la porte. T-t-t-t-t-t-t, à quoi du pensais Eugene du passé. Heureusement que je suis là, hein.
Il contemplait un des ouvrages architecturaux les plus spectaculaires qui soient et, malgré ce que pouvait suggérer pareille vue, s’arrêtait cependant à des considérations de boîte aux lettres. Son vice – car la bêtise en était un dès lors où elle atteignait de telles strates – fut poussé jusqu’à ce qu’il se saisit d’une pierre, plus petite que la précédente cependant, et, usant d’un angle saillant, profana le bois ouvragé en y écrivant « Chez moi ». Puis, barrant le « moi » pour lui substituer son patronyme récemment trouvé : « Eugene ».
À moins que la merveille fut effectivement sa propriété, ce vandalisme liminaire le traînait aux devants de graves problèmes. Mais en attendant, c’est tout guilleret et même en sifflant qu’il trouva ses accès chez lui, après qu’il eut péniblement tiré l’un des battants de la lourde porte.
Dedans, tout y était plus spectaculaire encore qu’au dehors. Une voûte si haut perchée donnait du vertige à qui la contemplait d’en bas et l’aménagement d’un espace si vaste ne pouvait que laisser songeur. Fallait-il avoir une fortune colossale pour être rendu maître de pareils lieux qui, une fois pénétrés, présentaient des atouts plus clinquants encore.
Sur ce qui devait être un autel sacré, Eugene y balança son canard mouillé avant de se déchausser. Derrière lui, les traces de la tourbe dans laquelle il avait macéré maculaient le sol de ses empreintes de botte.
Arrivé en maître, il n’était pourtant pas là en territoire conquis. Aussi fut-il surpris, après son irruption malvenue dans un sanctuaire profané par sa seule présence, d’ouïr quelque bête anthropomorphique dont il esquissait à présent des bruits de pas sur le sol dallé de « sa » demeure.
- Sapristi ! S’en inquiéta-t-il enfin dans un bond de stupéfaction. Un cambrioleur, chez moi, à une heure pareille en plus il est quelle heure au fait ? Et moi qui ai plus mon caillou !
Fallait-il être sérieusement atteint pour utiliser le terme « sapristi » en ces temps si modernes. Toujours est-il que, paniqué, Eugene se rongeait déjà les sangs et les ongles à la seule idée de cette interaction qui se profilait sous peu. Tout portait à croire cependant qu’il ne serait pas le plus surpris dans l’affaire. Le canard mort sur le laraire présageait en effet de l’irruption d’un drôle d’oiseau ; un dont on se sentait d'instinct de lui rentrer dans les plumes.