Je me demande si j'ai bien fait d'accepter ce travail ...
C'est une amie qui m'a rencardée deux mois plus tôt sur la possibilité d'intégrer l'équipe artistique d'un tournage d'une série dont je ne connaissait ni le réalisateur, ni les acteurs. Il y avait de la place car le tournage se trouvait dans des studios montés à la hâte en pleine campagne, assez loin de la ville. La direction proposait des logements sur place et le salaire me paraissait assez correct. Ce que j'ignorais, c'est que rien n'était calé, que personne ne se souciait du travail des autres, que je serais effectivement logée, mais dans une caravane minuscule avec quatre autres filles, coiffeuses comme moi, et que j'aurais à subir la mauvaise humeur d'un réalisateur insupportable. Donc si j'avais su, je serais restée à Seikusu à vivre mon traintrain quotidien.
Là, je suis un peu blasée. Je viens de passer une heure à coiffer une fille qui doit jouer le rôle d'une vraie méchante un peu punk sur les bords pour découvrir,et elle aussi, que sa scène est repoussée à demain. Ses cheveux ondulés ont été une horreur à redresser et à lisser mais le résultat était vraiment sympa. Maintenant, en ce qui me concerne, le salaire est le même donc, tant pis.
Le petit studio des coiffeuses a été installé dans deux caissons de chantier, ces trucs en tôle où on crève de chaud l'été et ou meurt de froid en hiver. Par chance, il fait plutôt bon en ce moment même s'il pleut tous les jours. Ah ... la pluie ... Cet élément perturbateur énerve tout le monde. Le tournage est déjà en retard alors qu'il vient tout juste de commencer ... incroyable! La pluie, d'accord, ça perturbe; mais il faut définitivement avouer que le réalisateur est LE principal problème. Avec lui, rien n'est bien, rien ne va, il est partout, il commente tout, et se mêle de sujets qu'il ne maitrise pas. D'ailleurs, que maitrise t'il?
Alors moi, quand je l'entends brailler tout près, je file me planquer dans le mini box qui est mon lieu de travail, au fond d'un des container, et je n'en sors plus.
Je regarde mon smartphone alors que je termine mon café. Nous sommes lundi. Hier, j'ai assuré ma survie pour une semaine avant de rejoindre le tournage. J'ai trouvé un type à la gare, pas trop moche et j'ai fait son bonheur le temps de refaire le plein pour "gaver" ma malédiction. Là, je résume et j'utilise des mots propres pour dire que ce plan cul s'est bien passé ... J'ai donc six jours devant moi pour être tranquille et comme je suis libre le weekend prochain, je me "ressourcerai" à Seikusu.
"Il y a quelqu'un pour toi Claire ..."
Ah ... oui, on m'envoie un second rôle pour une couleur principalement. Le scénario, je ne le connais pas. J'ai juste un listing de personnes qui jouent un rôle et le look qu'on veut qu'elles aient. Pour ce garçon, deux adjectifs pour ses cheveux: rebelles et roses. C'est dans mes cordes, j'aime bien le non-conventionnel. Je ne trouve pas de poubelle où jeter mon gobelet, le foutoir règne, et je zigzague entre trois flaques de boue pour regagner "mon atelier". L'acteur est là, il m'attend, assis sur une de ces chaises en plastique inconfortable qui vous brise le dos si vous y restez trop longtemps.
"Bonjour!! Je suis Claire et c'est moi qui vais m'occuper de vous!"
Il a une bonne tête et moi, je suis sympa. Je l'invite à me suivre dans mon box où l'on s'isole. C'est sobre en équipement, la production dispose d'un budget ridicule, mais au moins, c'est propre. Je l'installe dans le fauteuil, le prépare et le couvre.
"Alors ... On m'a dit rebelles et roses ..."
Je pince une poignée de cheveux entre mes doigts et les tirent pour les observer. Y'a du boulot ...
"On va en avoir pour un moment. D'abord, un soin sinon on arrivera à rien, après on fera un test de couleurs, pour le rendu et surtout pour savoir si vous n'êtes pas allergique aux pigments que je vais utiliser. Après, on coupe, on colorie définitivement sur deux séances au minimum, et ça devrait être bon."
Je n'ai pas besoin de me retrousser les manches, je porte un croptop . Je retourne le fauteuil et le bascule pour pouvoir laver la tête de l'acteur au dessus de mon lavabo.
"Profitez en, ça va durer une bonne demie heure. Vos cheveux sont abimés, je vais régénérer tout ça."
Je suis super forte en régénération, dans un autre domaine, mais bien sûr, je ne le dis pas. Une fois ses cheveux lavés, rincés, et lavés encore, j'applique une mousse et, penchée au dessus de lui, j'attaque un massage du cuir chevelu qui j'espère, lui laissera un bon souvenir.
"Si quelque chose ne va pas, n'hésitez pas à me le dire."
Dehors, j'entends le réalisateur hurler après une nouvelle victime.