Les contrées du Chaos / Re : Sang des pierres, pierres de sang [Serenos]
« le: mercredi 27 novembre 2024, 19:45:30 »« Indestructible – n’exagérons rien ». Si la déesse était surprise par la résistance de Serenos, elle n’avait aucun doute sur ses propres capacités à l’abattre ; elle s’était juste imaginée que ce serait bien plus simple de le mettre hors d’état de lui nuire. Encore enivrée de sa colère, elle se laissa embrasser – et manqua de le mordre en sentant le coup qu’il portait. C’était comme si un éclair la traversait de part en part, l’éblouissant et l’assommant. Certes, elle répliqua, prête à rendre coup pour coup, mais elle sentit un court instant son esprit se rompre.
Un court instant, ses yeux se fermèrent – comme si la déesse venait de s’évanouir.
Eyia crut sentir un souffle frais sur sa joue, comme une brise printanière. Une odeur familière l’enroba peu à peu ; celle du bois brûlé mêlée à la senteur de l’encens embrasé, et celle d’une peau tiède dans laquelle son visage se réfugiait avec ces gestes tendres qu’ont les corps en quête de réconfort. La moindre parcelle de son corps était courbaturée, et chaque geste lui coûtait. Elle aurait voulu s’arrêter, se reposer, s’endormir même. Et pourtant, une main dans sa chevelure écartait les mèches devant ses oreilles, et une voix lui soufflait :
- Relève-toi.
Cette scène, elle l’avait vécue encore et encore. Elle n’en gardait pas de souvenirs douloureux, car chacun de ces entraînements aux côtés de sa génitrice lui avait permis d’être la forcenée qu’elle était aujourd’hui.
Néanmoins, Eyia s’étonna de revivre ce souvenir, à la façon d’une dormeuse qui réalise que ce qu’elle vient de vivre n’est qu’un rêve, et qui s’étonne d’être endormie.
« Je rêve. Je me suis évanouie et je rêve. Je me suis évanouie, putain ! »
Dans un hoquet, elle réouvrit les yeux pour faire face à Serenos, qui lui enserrait férocement les poignets. La brutalité de son attaque l’avait littéralement assommée pendant un bref instant, à peine quelques secondes. L’avait-il seulement senti ? Elle n’en avait cure, au fond.
- Combien de vos blasphèmes devrais-je commettre avant que tu ne te rendes, femme ?
Eyia ne lui répondit pas tout de suite. Serenos put d’ailleurs sentir sous lui le corps d’Eyia littéralement s’éteindre. Ses yeux se fermèrent, sa poitrine cessa de se soulever au rythme de ses respirations et sa bouche resta désespérément ouverte, à la façon d’une – une morte, oui. Son adversaire aurait pu connaître un moment de surprise, mais Eyia le savait suffisamment intelligent pour se douter qu’il ne l’avait pas tuée (quelle idée) – sinon, il lui faudrait punir ce qu’elle considérait comme un péché d’orgueil.
Quelques secondes après cette extinction de l’enveloppe charnelle d’Eyia, Serenos put sentir que l’air se faisait plus lourd autour de lui, à la manière de celui, pesant, humide et chargé d’électricité, d’un orage tropical.
En se relevant, en cherchant autour de lui, il ne l’aurait pas vu. Il était comme seul dans cette vaste grotte - comme seul, insistons sur ce terme, car Serenos était un roi doué d’une certaine intelligence (qu’Eyia lui reconnaissait sans peine, dans son infinie bonté). Elle était encore là – il pouvait le sentir – sans pour autant accepter de se rendre visible.
- Tu m’as prise pour une sorcière, puis pour une faible femme que tu pourrais faire ployer entre tes mains – tu insultes ta propre intelligence, Serenos.
C’est ce qu’il put entendre avant de la voir apparaître – ou plutôt de la sentir. Car c’est bien une main dans sa nuque, une main menue mais puissante, lourde d’une énergie divine écrasante, qu’il sentit juste après avoir entendu cette phrase ; une main qui appuyait avec violence sur cette nuque pour l’obliger à s’agenouiller en écrasant son visage sur le sol.
- Reconnais tes dieux, ordonna-t-elle d’une voix impérieuse.
Et de cette main, cette main si petite, si blanche, une puissance jaillit avec une force telle qu’elle aurait brisé la nuque, voire coupé la tête, de n’importe quel mortel. Oh, Eyia ne se faisait pas d’illusion ; il ne mourrait pas. Mais au moins souffrirait-il le martyre, et au moins ferait-il acte de pénitence, même si c’était plus de force que de gré.
Cette source consistait en ce qui ressemblait à une épaisse mare d’encre bouillonnante sous un dôme rocheux aux courbes impeccables, dans lequel étaient gravés des inscriptions illisibles – du moins, aux yeux de personnes qui n’y connaissaient rien au culte d’Eyia. Là était inscrite une prière ; ici, les étapes d’un rituel supposé l’apaiser ; plus loin, celles d’un autre rituel supposé réveiller sa fureur (comme si elle avait besoin d’un quelconque rituel pour cela). Les ombres y trempaient, comme n’importe quel être vivant le ferait dans une source chaude.
Il aurait été saugrenu de croire qu’il s’agissait là de la seule source dans laquelle les ombres pouvaient puiser leur force ; néanmoins, c’était la plus proche d’elles, et surtout la plus proche de leur souveraine. C’était à son contact qu’elles gagnaient en puissance et qu’elle se régénérait. En ce sens, Eyia n’avait pas tort de les nommer « ses filles ».
Pourtant, quelque chose vint troubler les ombres, alors même qu’elles reprenaient peu à peu vie. Une intuition, qui devint une certitude : on s’approchait d’elles.
- Voilà des mortels bien téméraires, souffla l’une d’entre elles.
- Nous sommes bien gardées, répondit une autre avant de plonger.
Car, bien évidemment, sur leur chemin, Aldericht, Laurelian et leurs acolytes ne pouvaient pas seulement rencontrer des obstacles rocailleux : il en fallait bien un plus menaçant, bien plus vivant. Et pourquoi, d’ailleurs, se contenter d’un seul obstacle ?
Au détour d’une galerie, ils accédèrent à une grotte dont la forme était assez intrigante. Sur sa voûte, au-dessus de leur tête, des sortes de tunnels étaient comme creusés, comme si – oui, comme si quelque chose y nichait.
Un bruit de craquement résonna dans la grotte, suivi de son écho lugubre – puis un autre, et encore un autre. Nul doute que ces sons n’étaient pas le fruit du hasard, mais la preuve qu’ils n’étaient pas seuls. Ce furent ensuite des bruits de corps en mouvement, comme des frottements, qu’ils purent percevoir, avant qu’ils puissent apercevoir le nouvel ennemi qui les attendait. Surgissant avec lenteur et assurance de leurs nids, des araignées d’une taille impressionnante, taillées dans la plus pure des opaline noires, leur faisaient face, plantant leurs yeux d’aventurine d’un même noir puissant dans les leurs.
Puis elles fondirent sur eux.









