Plonger la déesse dans sa colère la plus intense n’était peut-être pas le geste le plus sensé que le Roi de Meisa, dans son infinie témérité et arrogance, eusse posé. Mais il savait qu’il ne pouvait pas gagner contre la reine seulement avec des attaques physiques et donc, l’énerver pouvait la pousser à commettre une erreur fatale.
Alors, quand elle lui plaqua ses lèvres sur les siennes, Serenos dût admettre que dans l’art de la déstabilisation et de l’imprévu, il avait assurément trouvé son égale. Le baiser était, comme son étreinte, un stratagème pour porter un autre assaut sournois, et pourtant, il se surprit à y répondre, comme si son instinct, à la limite du suicidaire, trouvait le danger absolument irrésistible, et d’un simple contact de lèvres, le duo d’ennemis se retrouvèrent à s’embrasser avec l’abandon haineux qui leur convenait, et ce malgré la sensation de brûlure qui commençait à se propager des lèvres de la belle.
C’était comme si, par l’effort de sa volonté, sa salive était devenue à l’image même des entrailles de la terre, et la douleur prit le Roi, qui sentit immédiatement son corps se convulser de douleur alors que cette lave liquide glissait dans sa gorge. La déesse éclata de rire, visiblement satisfaite du sort qu’elle avait choisi d’infliger au Roi, et alors qu’elle rit, un sourire tout aussi amusé que souffrant déforma les lèvres d’Aeslingr, qui ne tenait maintenant debout qu’à la bonne grâce de la déesse, celle-ci ne tardant point à le laisser tomber au sol maintenant qu’elle avait signé son arrêt de mort.
Serenos n’avait, faute d’avoir un jour trouvé quelqu’un capable de l’infliger, jamais ressenti une telle douleur de toute son existence. Encore une fois, et c’est bien de le rappeler; les hauts esprits ne sont pas liés aux mêmes règles de réalité que lui pouvait l’être, et leur magie, qui n’en était pas vraiment mais qui s’en approchait assez pour être qualifiée de telle, avait des applications et des propriétés que Serenos ne
pouvait pas concevoir. Mais même si la transmutation d’une substance vers une autre n’avait rien de bien exceptionnel, là n’était pas la limite du pouvoir de cette créature primordiale.
À son supplice se rajouta soudainement une explosion de lumière vive qui noya sa vision dans une blancheur insoutenable, au point qu’il ressentit sa présence tout aussi douloureusement que si elle lu avait personnellement enfoncé des aiguilles à tricoter en plein dans les globes oculaires.
– « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face », paraît-il. J’aimerais rajouter « ni même Eyia ».
Serenos tomba sur les genoux, bouche ouverte dans un hurlement muet, sa respiration saccadée par ce cri qu’Il n’arrivait pas à pousser, et malgré ses efforts, sa tête finit par tomber sur sa poitrine.
Était-ce là que Serenos Aeslingr, le Sombrechant de Meisa, fléau des empereurs, souverain des trois plus grands domaines de l’Ayshanra allait s’effondrer ? Le destin qui lui avait été promis, ce même destin que pendant des années il avait cherché à se défaire par tous les moyens possibles, lui serait-il épargné par la grâce et la haine d’une divinité rencontrée par hasard ? En voilà un, de sort qui jamais ne devrait s’infliger sur les égarés et les maudits; toute l’histoire qu’il avait créé de ses mains, se soldant par une fin misérable au cœur d’une montagne.
Il entendit alors la voix d’Eyia, de nouveau. Mais cette fois, ce n’était pas par ses lèvres, mais par la marque qu’il avait fait sur elle; elle s’adressait à Laurelian. Par cette marque, il sentit également les efforts qu’elle déploya pour tourmenter la pythie, donc l’âme timide chercha à s’évader de l’influence de la divinité, sans succès.
Serenos n’avait jamais été un bon père pour la princesse. Il n’avait jamais été un bon père pour aucun de ses enfants. Brisé tel qu’il était, il avait toujours jugé qu’il était inapte à aimer ou à être aimé de ses enfants. Laurelian avait été seule, abandonnée par père et mère, sans aucune raison, aucune explication. Elle avait survécu grâce à la malveillance de d’autres, qui l’avaient abusée et exploitée à la limite de ce qui pouvait être considéré comme humainement possible. Et Serenos, après l’avoir retrouvée, n’avait rien fait, absolument rien, pour amoindrir le poids de son passé, et ce au nom d’une haine aveugle et, bien que méritée, qui était probablement basée sur la perception de la « trahison » qu’en avait le Roi.
Cette enfant, cette même fille qu’il avait négligée, Eyia allait lui faire du mal.
–
Eyn*, fit une voix –
sa voix.
Serenos releva la tête, sa voix rauque s’éleva, brisée par l’effort que parler malgré sa chair interne brulée que ses capacités régénératives peinaient à contrecarrer.
–
Yrn naman Aeslingr dormoren Serenos, brachren yt stagarn.**Il tendit la main devant lui, même s’il était déjà à bonne distance d’elle, et agrippa, à la force de son esprit et de son talent magique, la déesse par la
marque, par la tâche, qu’il avait fait en elle, et le Roi tira férocement sur cette chaine invisible, avec force, et plongea son être dans l’essence de la déesse, s’abreuvant à même sa source.
L’essence d’Eyia était comme la femme elle-même. Puissante, certainement, mais aussi indomptée, et alors qu’elle se mêlait à celle de Serenos, il eut l’impression qu’il venait d’incendier sa propre âme de son plein chef, comme s’il avait plongé de lui-même dans le cœur fumant d’un volcan. L’énergie primordiale et chaotique n’était pas compatible avec sa propre nature, et donc cette parcelle de pouvoir luttait violemment en lui pour s’échapper de son emprise, digne de sa propriétaire originelle.
Mugissant comme une bête sauvage, le Roi nouvellement imbu d’une puissance quasi divine que son corps n’était absolument pas capable de loger brisa l’emprise d’Eiya sur lui-même et sur les pierres environnantes, sacrifiant une énorme part de ce qu’il lui avait volé, avant de foncer droit sur elle et de bondir, la plaquant au sol, et lui saisissant les poignets.
Yrn daghten ralancar, cräamen Vis-hili!***Cette commande, si la divine nature d’Eyia lui permît d’en comprendre un traitre mot, avait été prononcée avec tant de fiel.
***
Comme Serenos l’avait ressenti, dès le moment que la Pythie avait de nouveau senti le regard et l’influence de la déesse sur elle, créature d’énorme pouvoir dont l’id était beaucoup plus imposant que le sien, elle fléchit. Et elle fléchit de beaucoup. Et les voix s’élevèrent à nouveau dans son esprit, ainsi que les bruits d’os brisés et de chair meurtrie. Elle leva naturellement les mains et se couvrit les oreilles, bien que l’origine de ces bruits ne soient pas d’origine sonore, mais spirituelle.
La princesse hurla de nouveau, opposant toute la force de sa volonté et de son esprit, diminué par la peur et la panique, alors qu’elle sentait celui la déesse la couvrit de façon fort menaçante, et que les ombres de l’ennemi se ruèrent vers elle.
Un des gardes royaux, cependant, s’interposa et, une épée inconnue à la main, se plaça entre la princesse et ses ennemis, avant de décrire un arc de cercle violent, et au même moment où les ombres se dispersèrent devant son arme, temporairement comme à chaque fois, la princesse cessa de crier. Le valeureux guerrier agrippa la main de la pythie et l’aida à se relever, avant de la tirer à sa suite, sachant que la retraite était encore le seul moyen de garantir leur survie.
Ils ne firent que quelques mètres avant de se retrouver, une nouvelle fois, confronté à un groupe d’ombre, manifestés à même l’obscurité de la grotte. Le garde bondit vers l’arrière, entrainant la princesse au sol, pour lui éviter un coup de griffe mortel de la part de ces ombres, et il se releva prestement sur ses pieds.
Aldericht, pour sa part, semblait être devenu la victime désignée d’une autre ombre qui, profitant de son immobilité, s’était accaparé son attention et le maintenait au sol. Les bras meurtris du prince battaient furieusement sur le visage féminin de l’ombre, mais il n’était plus vraiment en état de lutter. Enfin, ce fut jusqu’à ce que la même guerrière qui avait affronté la bête de tantôt apparut et, d’un féroce coup de pied au visage, décrocha l’ombre d’Aldericht, qu’elle remit sur ses pieds.
– Les autres ? haleta le prince en tirant un couteau dans sa main encore capable.
– Moins de survivants que je le voudrais, mais plus que je l’espérait, répondit la combattante.
Le duo s’élanca vers Laurelian et le monstre qui se muait dans l’ombre, Aldericht brandissant une main lumineuse pour chasser les ténèbres autant qu’il était encore possible de le faire dans son état.
* : Non.
** : Je suis Serenos de la maison Aeslingr, fier et immuable.
*** : Relâche ma fille, sorcière d’antan!