« ♫ Et on lui pèlera le jonc, comme au bailli du Ne... ♫
- Fermez-là ! » siffla Zolder entre ses dents.
Rommir émit un soupir de protestation, le matérialisant en crachant sur devant lui. Le Paladin n’en tint pas compte. Ce n’était tout simplement pas vraiment le meilleur endroit du monde pour chanter, surtout une chanson à l’encontre de Nexus, puisque Zolder était originaire de Nexus. Le groupe s’avançait lentement, le long d’un immense pont suspendu, et il valait mieux ne pas regarder en bas, si on avait peur du vide. Un trou abyssal se dessinait sous leurs pieds, et le groupe avançait au milieu de quelque chose qui ne ressemblait à rien, entre l’infini et l’infini. En se retournant, on ne voyait même plus le point d’arrivée, et les remparts du château de Kromel n’étaient toujours pas visibles.
« Nous, les Nains, sommes des gens qui aimons bien égayer une traversée un peu triste, et qui...
- Vous, les Nains, devriez apprendre à fermer plus souvent votre gueule, ça vous éviterait de perdre toutes vos mines en buvant trop dans les auberges. »
Nouveau crachement de Rommir. Ulrik restait silencieux. Ce bourlingueur de l’espace avait déjà vu quantité de planètes sinistres et en triste état : des planètes ressemblant à d’immenses bidonvilles avec des cloaques puants, des charniers sinistres où, sous les effets de maladies galactiques, on faisait d’immenses charniers, des villes ravagées par une exploitation intensive du sol, où une poussière asphyxiante se déplaçait dans les rues balayées de quartiers industriels aux murs décrépis. L’Enfer était une nouvelle approche. Depuis qu’il était arrivé ici, Ulrik n’avait jamais véritablement vu ce qu’on pouvait appeler un « ciel ». Il n’avait pas vu d’étoiles, simplement une succession de grottes gigantesques, et ce qui s’apparentait le plus à un ciel était une sorte de massif nuage rouge, dardant les plaines infernales d’un rouge profond. La « surface » de l’Enfer, si tant est ce que mot ait un sens en un tel endroit, était une succession sans fin de landes désertiques rouges, entrecoupées d’éruptions volcaniques, de rivières de feu, et de monstres abominables... Sans parler les affrontements gargantuesques entre les millions de démons qui composaient les infernales Légions de l’Enfer. Les estimations variaient : pour certains, il y avait 6 666 Légions, tandis que d’autres démonologues estimaient qu’on ne pouvait pas les quantifier. Ce sur quoi tout le monde s’accordait, c’était de dire que les Légions de l’Enfer composaient la force la plus puissante ayant jamais existé. Ulrik pensait que ceux affirmant de telles choses n’avaient encore jamais vu les dizaines de milliers de vaisseaux composant la flotte de Gordan, ni le nuage galactique de la Nuée formienne, convoyant avec lui des milliards de monstres abominables assoiffés de sang.
Le groupe suivait les pas de Nylhar, le long des ponts. Ces derniers étaient aussi ancestraux que solides, et, s’ils émettaient quelques craquements sur les pas du groupe, ils tenaient encore bons. Nylhar s’avançait en premier, changeant parfois de ponts à un embranchement, expliquant qu’il choisissait un chemin permettant d’éviter de tomber sur des alarmes magiques, ou de tomber dans des culs-de-sac. Comme il le leur avait expliqué, Kromel n’était pas chez lui en ce moment, et avait envoyé l’essentiel de ses démons dans une manœuvre démoniaque. Cependant, si un problème se posait, il rappliquerait immédiatement.
« Vous devez bien comprendre que son palais renferme ses trésors, et je ne parle pas seulement de ce grimoire que nous convoitons. »
Nylhar leur avait parlé de la légende des Quadruplées de Kromel, quatre filles d’une beauté époustouflante, que le démon enfermait jalousement dans sa somptueuse tour, afin que personne ne les lui vole. Toutes les quatre, elles avaient le pouvoir de divination, comme l’Oracle de Delphes, mais leurs prophéties étaient moins alambiquées que celles de l’Oracle. Kromel espérait très certainement devenir ainsi le Palingrène, soit le Monarque des Enfers, et ainsi pouvoir, comme jadis, lors de la Grande Guerre contre les Anges, diriger tout l’Enfer. L’actuel Palingrène, Belzébuth, en était incapable, car les Grands Princes Infernaux ne cessaient de se faire la guerre entre eux.
« Cependant, une prophétie est toujours instable, surtout une prophétie à but politique... Le futur ne tient compte que des grandes lignes, et des petites courbes peuvent parfois faire changer la trajectoire d’un grand fleuve. »
La divination était un phénomène étudié dans certaines parties de l’Univers. Ulrik le savait, il en avait entendu la parler. On lui avait donné un nom plus scientifique, plus crédible : la psychohistoire, la recherche du déroulement des étapes du futur par l’appréhension mathématique des connaissances du passé. La psychochistoire avait acquis, dans certaines régions, une bonne crédibilité, mais son défaut majeur était qu’elle ne pouvait pas tenir compte des destinées individuelles, suivant l’évolution collective des choses. Il devait en être de même pour cette divination de Kromel. Autrement, une légion entière les attendrait dans l’enceinte du château. Ils seraient de toute manière bientôt fixés.
« Méfiez-vous des harpies, il y en a beaucoup dans ce secteur...
- Sont-ce des démons de Kromel ? demanda Cahir.
- Du tout. Ce sont... Et bien, ce sont les pigeons de l’Enfer. »
Charmant. Ulrik ne pipa mot, et le groupe avança encore pendant plusieurs minutes, avant de s’approcher des remparts. Un épais mur noir avec des fenêtres se dressait devant eux, et le pont menait tout droit vers une petite entrée.
« C’est une porte invisible, protégée par un puissant sort magique. Rares sont ceux qui ont réussi à le violer sans l’aide de démons corrompus à l’intérieur. »
Rommir se mit à grogner, crachant à nouveau sur le sol.
« Bordel, on a quand même pas fait tout ce chemin pour être bloqué par une putain de porte !Je vais vous montrer, moi, comment Ulthor-L’Ancien a fait pour défoncer la porte de la chapelle de Beaurevoir quand il craignait que sa sœur ne soit courtisée par l’un de ses mineurs ! »
Rommir s’avançait en portant sa hanche, mais Zolder s’interposa alors, se plaçant devant lui.
« Je ne doute point de l’efficacité de votre hache, maître-nain, mais nous avons affaire à des runes démoniaques. Vos attaques physiques ne perceront pas ce bouclier. Laissez-moi m’en charger. »
Rommir grogna, ce qui équivalait à une approbation, et Zolder s’avança lentement, contournant Nylhar, puis se concentra. Ulrik sentait un frémissement devant lui. Il porta la main à son estomac, sentant ce dernier frémir, et vit alors la magie irradier du corps du Paladin, qui leva ses bras, concentrant dans ses paumes des boules d’énergie blanches bardées d’éclairs éblouissants, qu’il balança ensuite devant lui. Les deux boules formèrent d’intenses éclairs qui heurtèrent une sorte de barrière magique violette, formant comme un dôme recouvrant les murs. La magie se mit à briller vivement autour d’eux, les deux mains de Zolder finissant par former un cône d’énergie sacrée.
« C’est un canon d’énergie sacrée ! s’exclama Vanguard, devant, comme tous les autres, protéger ses yeux. On dit que le secret de ce sort est réservé aux plus purs des Paladins ! »
Zolder était-il pur ? Cette information étonna Ulrik. Le canon sacré finit par briser toute la barrière, et heurta violemment le mur.
*BOOOOMM !!!*
Toute une partie du mur explosa en mille morceaux, faisant une brèche énorme, manquant arracher le pont. L’explosion avait été localisée, et Zolder arrêta son sort, avant de s’avancer, sous le regard médusé et admiratif de ses subordonnés.
« Hâtons-nous. »
Le groupe entreprit de le suivre, lentement, admiratif devant la puissance qui se dégageait de leur chef. Durant l’expédition, Zolder s’était débrouillé pour ne pas se battre énormément, et, si Ulrik avait pris ça pour une forme de lâcheté, il comprenait en réalité que le Paladin devait être d’une telle puissance que des combats aussi insignifiants ne l’intéressaient pas. De ce qu’il avait compris, les Paladins de Terra étaient réputés pour être les guerriers d’élite de la religion principale de Terra, soit des combattants d’exception.
Le groupe débarqua dans un grand couloir. De manière générale, les couloirs des forts démoniaques étaient immenses, non seulement pour flatter l’égo de leurs propriétaires, mais aussi parce que, de manière générale, certains démons pouvaient être particulièrement volumineux.
« Vanguard, Ulrik et Cahir, vous irez par là. Il faut nous disperser pour trouver plus facilement l’accès aux parties supérieures. Prenez ceci. »
Le Paladin leur envoya une sorte de petit cristal brillant, que Vanguard attrapa.
« Quand vous aurez trouvé le dernier étage, brisez la pierre. Le temps nous est manqué, Messieurs, hâtons-nous. »
Le groupe se dispersa donc, et Ulrik, Cahir et Vanguard s’avancèrent dans le couloir...
Ce dernier devait les conduire tout droit vers une grande salle de bains comprenant huit bassins.