« Votre mari s’est engagé à traquer une dangereuse confrérie d’assassins qui a tenté de mettre fin à mes jours hier, dans la nuit... La Confrérie des Sans-Visages, des assassins professionnels.
- Nous soupçonnons qu’ils ont été envoyés par quelqu’un cherchant à provoquer un incident diplomatique majeur entre Meisa et Nexus, et que la mort de plusieurs ressortissants meisaens survenue également hier soir est liée à cette sinistre affaire. »
Assez étonnamment pour ses interlocutrices, la Reine ne sembla pas plus choquée par la nouvelle que cela. Certes, la mort des Meisaens l’affligeait, car en tant que femme aimant profondément ses sujets, elle s’attristait que ceux-ci puissent avoir une fin aussi violente qu’abrupte, mais c’était le risque que ces hommes et femmes prenait à quitter le giron sécuritaire du Royaume, et c’était de plus leur propre décision. Elle savait que ce n’était pas la faute du gouvernement de Nexus, du coup, elle n’avait aucune raison de s’en prendre à Elena.
« Nous espérons pouvoir obtenir l’idée des commanditaires de la confrérie en les traquant... Le Roi Serenos les poursuit avec l’aide de Messire Ronald Langley, qui est chargé de ma protection depuis des années, et en qui j’ai la plus grande confiance.
- Et les seuls à pouvoir réellement bénéficier de votre disparition et d’un conflit entre deux contrées sont les membres de la noblesse ou les conseillers, songea Andanariel.
Les Meisaennes derrière Elena se lancèrent des regards entre elles. Visiblement, elles-mêmes commençaient à s’inquiéter sur ce qui résulterait si Nexus se déchainerait sur Meisa, et leurs visages s’assombrirent. Elles savaient que si une guerre était inévitable, alors, Meisa ne se défilerait pas, car il en allait de la fierté des Meisaens, qui avaient fui Nexus, Ashnard, Sylvandell et encore bien d’autres royaumes pour vivre en paix, loin des préjudices et des oppresseurs. Les Meisaens étaient un peuple de réprouvés, d’anciens militaires, des magiciens, des descendants d’esclaves, des familles entières qui, sans l’arrivée de Serenos et l’avènement de Meisa, seraient aujourd’hui encore oppressés par la pauvreté, la discrimination et le système des classes implacables de ces sociétés, et ils ne laisseraient jamais un pays étranger venir faire sa loi chez eux.
Il était de connaissance générale que Nexus et Ashnard étaient incontestablement les plus grandes puissances du continent, autant par leur superficie et leurs économies que pour leurs armées, qui représentaient, séparément, déjà plusieurs dizaines de fois l’effectif militaire de la plupart des petits royaumes qui parvenaient encore à résister à l’assimilation et/ou la fédération de ces grands pouvoirs. Si Nexus décidait d’entrer en guerre, il lui faudrait certainement pas plus de deux bonnes journées pour raser le pays, s’il n’y avait pas déjà une énorme tension entre le Royaume et l’Empire qui contraignait le premier à affecter ses troupes à un large nombre d’avant-postes. Il y avait également un nombre croissants de petits royaumes qui se réunissaient sous la bannière d’une superpuissance pour conserver une certaine autonomie, bien que leur souveraineté était remise entre les mains de ces mêmes superpuissances, ce qui pouvait aisément augmenter les effectifs de ces gens. En contrepartie, Serenos avait depuis des siècles développé les points forts de Meisa, à savoir sa magie et sa diversité ethnique, et Andaraniel s’était même assurée d’ouvrir les portes de Meisa aux jeunes esprits sensible à la magie ainsi qu’aux érudits.
La belle Reine resta silencieuse un moment. Il était clair que les conseillers cherchaient tous à couvrir leurs arrières, pour éviter que la Reine ne trouve quoi que ce soit les reliant aux crimes, qu’ils soient effectivement coupables de cet acte ou non, que ce soit directement ou indirectement.
« Tous les nobles ont quelque chose de semblables; ils sont très fortunés, mais seulement certains ont un trésor assez conséquent pour que leurs finances, même les plus extravagantes, passent inaperçues. Les Sans-Visages, à ce qu’on m’a dit, demandent un financement si abominable que la trésorerie d’un petit royaume ne suffirait même pas à leur accorder un service de basse qualité. Parmi vos conseillers… lesquels sont assez fortunés pour se permettre leurs services? »
Les Sans-Visages n’acceptaient aucune promesse de paiement, tout se faisait d’avance, sans la moindre garantie de succès, puisque leurs tentatives ne s’arrêteraient pas tant que leur cible ne sera pas six pieds sous terre, quitte à sacrifier tous leurs membres dans ces mêmes tentatives.
Consciente que la prochaine session du Conseil n’allait pas tarder, la Reine de Meisa s’excusa pour avoir trop parlé et ainsi importuner la Reine. De toute façon, au teint de la Reine, il était clair qu'elle n'était pas en très grande forme, elle avait besoin de se reposer au plus vite.
« J’espère qu’après vos réunions, nous aurons le temps de parler plus cordialement, Reine Elena. J’espère que mon mari mènera son combat aussi bien que vous menez le vôtre… »
Avec une révérence des plus courtoises comme il convenait de faire lorsqu'on demandait son congé, la Reine s'éloigna alors avec ses Meisaennes. Des femmes qui se tenaient devant Elena, seule resta Alessa, la Meisaenne présente depuis le début de cette histoire, qui s'était jointe à ses sœurs dans la plus grande discrétion. Elle regarda Andaraniel partir avec un brin d'inquiétude, concernée par la santé de la femme de son Roi, mais elle devait absolument parler à Elena, et donc, elle reporta son regard sur le sien.
« Mon Roi m'a fait parvenir un message pour vous, Majesté. Apparemment, le Seigneur Langley serait bientôt capable d'appréhender un Sans-Visage. Si l'opération se passe bien, ils devraient pouvoir vous fournir des informations sur vos agresseurs très bientôt. Je n'en sais pas plus, mais mon Roi pense qu'il y a encore des Sans-Visages au Palais. S'il vous plait, Majesté, ne relâchez pas votre vigilance; l'ennemi peut être n'importe qui, même un visage amical. »
La dernière partie de ce message s'adressait visiblement aux protectrices de la Reine, mais également à celui qui se tenait près de celle-ci, le Grand-Duc de Maizière. Il était de la nature de ces sauvageonnes de se méfier de tout le monde lorsqu'elles pressentaient un danger, mais elle ne possédait ni le droit ni l'autorité suffisante pour prononcer ses propres méfiances, mais si elle avait pu, elle lui aurait certainement fait une fouille digne des moins scrupuleux Contre-Espions. Le regard d'Alessa se reporta brièvement sur la jeune Luria, qu'elle jaugea en tentant de se faire une idée d'elle, ignorant évidemment qu'elle avait été entrainée par Langley lui-même et formée pour être capable de protéger la Reine en son absence, et donc, bien qu'elle salua sa forme physique, elle s'inquiéta à savoir si elle était réellement capable de remplir son rôle. Elle aurait bien voulu qu'Elena lui confiasse sa sécurité plutôt qu'à cette jeune personne, mais non seulement n'avait-elle aucune raison de lui faire confiance, mais se présenter avec une étrangère au Conseil aurait probablement causé d'autres distractions qui aurait fait trainé les discussions en longueur. Plutôt que de prononcer des paroles qu'elle aurait certainement regretté, elle se contenta de saluer la Reine d'un coup bref au niveau du cœur ainsi que d'une courbette, faisant deux pas à reculons pour ne pas lui tourner trop rapidement le dos, se redressa et s'éloigna.
***
« Hey ! Vous allez vous calmer, mon vieux ! Nous ne sommes pas à Ashnard, le droit existe ici ! Vous vous calmez ! Si je vous revois encore user de magie noire sur un prisonnier, vous allez le sentir passer ! Elena ne nous a pas confiés une telle autorité pour abuser de notre pouvoir !
- De la magie noire? Ce n’était qu’une manipultion de l’esprit, Langley, une illusion si vous préférez. Vous croyez vraiment que je m’aventurerais à souiller le peu qui reste de bon en moi pour une sous-merde comme Talim? Non, Langley, je n’userai pas des plus sombres facettes des arcanes. Pas ici, pas devant vous, et certainement pas sans nécessité. Droits ou pas, Talim est une nuisance, une faille, et un danger potentiel, mais pas assez pour que je trempe dans le domaine de l’Ennemi. Par contre, si pour m’assurer qu’il vide complètement son sac, je dois devenir l’incarnation même de sa peur, je n’hésiterai pas un seul instant. Si je laisse la moindre pierre derrière sans la retourner, qui sait ce que nous risquons? Contrairement à ce que vous semblez croire, je ne suis pas votre ennemi, Langley. Vous allez donc me relâcher. Maintenant.
Le regard de Serenos était calme, et aussi pénétrant que celui de Langley, quoi qu’il n’était pas impossible d’y déceler un certain détachement; il ne craignait pas Ronald, parce qu’il ne s’était pas attaché à lui. Son ton de voix était calme, toutefois, il était facile d’y noter une pointe de menace qui promettait des conséquences s’il n’obtempérait pas. Sans chercher à lui faire le moindre mal, il repoussa lentement celui qui le plaquait ainsi contre le mur, usant de la force nécessaire pour lui faire lâcher prise, mais sans se laisser aller à des excès de violence. Il sentait bien peser sur lui le regard des geôliers, de De Beauregard, qui partageaient le mépris et la peur visible de Langley par rapport à la magie et à ce qu’il pouvait en faire. Il ne détourna pas le regard, bravant ces yeux accusateurs avec la même prestance que devant n’importe quel obstacle.
Il savait ce que Langley percevait de ce qu’il venait de faire. La magie noire était un art à part, une application de cette force incommensurable et mystérieuse pour causer des souffrances à autrui. Mais sans être bénéfique, ce qu’il venait d’infliger à Talim n’avait, en soi, rien de maléfique. Il lui avait simplement fait comprendre ce qui lui arriverait s’il s’avisait de trahir. Et là, ce ne serait même pas lui qui s’occuperait de son châtiment; Langley serait probablement assez en colère pour lui trouver la plus petite cellule d’Eternum,
« J’ai failli à mes amis une fois, Langley, et ces dernières décennies, j’en ai souffert à un point que vous ne sauriez imaginer, enfant que vous êtes. Vous n’avez aucune idée de ce qu’
ils représentaient pour moi.
Elle m’a redonné mon cœur, et
il m’a redonné ma fierté. Et je les ai perdus. Si j’avais été aussi rigoureux dans le passé, peut-être aurais-je pu les sauver. Peut-être qu’ils seraient encore là, et Elena aurait encore ses parents pour l’aimer, Jamiel aurait encore sa meilleure amie, Nexus aurait encore ses puissants souverains, et la paix aurait peut-être été possible. »
Dans le regard de Serenos, Langley put voir à quel point il regrettait. Ce qu’il avait fait à Talim semblait mauvais, certes, mais Serenos ne l’aurait pas brisé. Il ne l’aurait pas non plus torturé gratuitement, alors que d’autres « tyrans », comme se plaisait si bien à le considérer Ronald, lui aurait infligé les pires supplices connus. Mais tous les jours qui passaient, il se blâmait de ce qui était advenu du couple royal qui avait régné sur Nexus, car il croyait, au fond de lui-même, qu’il aurait pu y faire quelque chose, que ce soit vrai ou faux. Se détournant du Commandeur, se penchant pour agripper la garde d’Ehredna, qui lui avait glissé de la ceinture sous l’assaut abrupte de l’homme, il se réarma, mais ne démontra aucun signe d’hostilité qui aurait pu laisser présager qu’il aurait cherché à s’en prendre à Ronald.
« Je vais à la Noble Caresse. Je vous laisse le soin de gérer la méthode de vous emparer de ce sans-visage, puisque mes méthodes ne vous plaisent pas. Mes hommes et moi encercleront le périmètre, et nous nous tiendrons prêt à intervenir. Soyez prévenus, Langley, que si vous décidez d’endosser la responsabilité de cette mission, il vous faudra composer avec ma présence, ou me tuer. Comme le second est impossible - et croyez-moi, j’ai essayé- je vous conseille de vous faire une raison. »
Il posa l’espace d’un instant le pied sur la première marche de l’escalier, s’apprêtant à partir, mais il s’immobilisa un instant. Un silence lourd s’installa pour une bonne minute, alors que le Roi cherchait les mots justes qu’il voulait formuler. Ses lèvres remuèrent discrètement pendant un instant alors qu’il marmonnait une prière, avant de relâcher un long soupir, relâchant la tension de ses muscles. Sans se retourner, il ajouta :
« Vous avez raison, cependant, Commandeur. Ce pouvoir, ce droit que m’a accordé Elena… m’en servir ainsi, cela ne se reproduira plus. Mais comprenez bien que ce n’est pas par crainte de vos représailles. Mais je ne souillerai pas le nom de la Reine si je peux l’éviter. Je vous prie de m’excuser. »
Sur ces mots, il gravit les escaliers menant vers la sortie, veillant bien à ne plus croiser personne. Après les quatre premières marches, il se volatilisa sous les yeux de Langley et De Beauregard, probablement suite à l’usage de sa magie, bien que les bruits de ses pas et la poussière déplacée par ceux-ci continuent de se faire entendre et voir pendant son ascension. Serenos ne pensait pas être dans le tort, il avait agi au meilleur de sa connaissance en s’attaquant brièvement à un esprit vulnérable qu’imprimer dans le corps et la chair de Talim les rudes traitements d’un interrogatoire tel qu’il les avait subis pendant les trois longues années où Mordred et ses hommes l’avaient retenus dans ses cachots. Difficile d’ailleurs d’oublier les coups de l’Agiel de Denna sur son corps, Agiel qu’il portait d’ailleurs à sa ceinture dans un étui en cuir après l’avoir volé à la Mord-Sith pour l’empêcher de s’en servir contre lui et l’empêcher de fuir le joug de Mordred. Encore une chose qu’il se refusait à utiliser contre un autre être vivant, mais qui avait son avantage de posséder, même seulement en guise de trophée.
Une fois dehors, il s’informa mentalement auprès de ses hommes pour obtenir d’eux la position de la Noble Caresse. Grâce au Lien, un sortilège aussi ancien que puissant qui unissaient les Meisaens à leur Roi actif, ou à la Reine lors de son absence, il était beaucoup plus facile pour lui d’organiser une battue, des recherches ou même une guerre que cela aurait pu l’être pour des gens avec des moyens plus conventionnels. À l’image de l’internet Tekhan, il lui permettait de transmettre des pensées, des images et des événements issus de sa mémoire, mais aussi d’en recevoir, et donc, ses hommes, qui habitaient Nexus depuis des années, parvinrent sans trop de mal à lui fournir la position exacte de ce bordel. Sans demander quoi que ce soit à personne, et surtout sans se laisser percevoir, il s’envola dans les cieux et se déplaça à grande vitesse pour atteindre les environs du bordel, où il prit position. En quelques minutes, ses hommes l’avaient déjà rejoint.
« Que devons-nous faire, votre Altesse?
- Pour le moment, rien. Langley croit pouvoir gérer la situation tout seul, je vais donc le laisser agir à sa guise. Pendant ce temps, je veux que vous surveillez les environs. Mêlez-vous à la foule, évitez au maximum les contacts visuels avec les civils et vous-mêmes pour ne pas éveiller les soupçons. Je veux que vous soyez prêt à intervenir si les choses devaient mal tourner.
- Après tout ce que vous avez fait pour Nexus, ces ingrats ne vous font toujours pas confiance, mon Roi! Pourquoi vous donner la peine?
- Je ne le fais pas pour Nexus, figure-toi. Je le fais pour Elena, pour honorer une promesse. Vous comme moi savez quelle valeur nous devons accorder à une parole donnée.
-
Un serment brisé envers un est un serment brisé envers tous. récitèrent les Meisaens en même temps. »
Un sourire nostalgique naquit sur les lèvres de Serenos devant cette petite marque de patriotisme qu’était la récitation du Code. Meisa n’avait pas beaucoup de lois, comparativement aux autres royaumes, mais le Code avait une importance capitale au sein de la communauté. Les Meisaens juraient uniquement sur le Code lorsqu’ils se promettaient des choses entre eux ou à un bienfaiteur. Il passa une main affectueuse sur la tête de l’homme qui avait pris sa défense avec une affection sincère, avant de le relâcher. Revenant à ses propos, il leur expliqua que Ronald ne devra pas être retenu de quelque façon que ce soit. Il leur précisa néanmoins que leur fonction n’était pas de se mêler directement des affaires nexusiennes, que seulement Serenos pouvait agir en tant que représentant de la Reine, car déjà la présence de Meisaens formés au combat était une raison suffisante pour causer une dispute diplomatique, il ne fallait pas que son peuple ne se retrouve dans les méandres de la justice.
« Votre tâche sera de surveiller le Sans-Visage s’il venait à s’échapper, et de le Marquer si jamais il tente de se volatiliser sous une autre apparence, pour qu’on ne le perde pas. Ce sera à Langley de procéder à son arrestation.
- Et vous, Majesté?
- Que croyez-vous que je vais faire? Rester là et attendre. C’est ce que Ronald veut, après tout. Je ne lui prêterai main forte que lorsque la situation le forcera à admettre que mon aide lui est avantageuse. Allez, partez, maintenant.»
Le Roi leva la main pour congédier ses hommes, qui se redressèrent pour ensuite se disperser dans toutes les directions, certains sautant de toits en toits comme des voleurs, une vue très commune dans les bas-fonds, et d'autres se mêlèrent à la populace, voyageant au sol, dans les rues et ruelles de ces quartiers mal famés. Une fois seul, le Roi fit parvenir son message à Alessa, à travers le Lien, un message qu'elle déballerait plus tard à la Reine de Nexus avant de se diriger à son tour vers la Noble Caresse, passant pour sa part par les rues. Tout comme les Sans-Visages, Serenos possédait également quelques capacités d’altération physiques, et il décida d’en faire usage car, le temps de passer dans une ruelle déserte, il modifia son apparence pour arborer un tout autre visage. La Dame de Lorient, son alter-ego féminin. Il ne l’empruntait pas souvent, et généralement lorsqu’il passait dans les villes Ashnardiennes où son visage était non seulement connu mais surtout recherché, mais aussi lorsqu’il ne voulait pas être identifié. Sous cette apparence, il lui était non seulement plus facile de passer inaperçu, mais en plus, cette apparence lui apportait un nouvel angle d’approche des situations.
Une fois son visage et son corps modifié, il était clair pour elle qu’elle ne pouvait pas simplement entrer dans ce bordel vêtu des riches vêtements qui appartenaient au Roi de Meisa, aussi fit-elle disparaître son manteau et sa tenue de combat. Nue comme un ver, elle ne perdit pas un instant pour fermer les yeux et former dans son esprit une image. Elle se représenta elle-même habillée d’un pantalon noir et d’une belle paire de bottes de marin, avec une ceinture représentant un oiseau noir. Elle fit ensuite apparaître un soutien-gorge qui vint soutenir sa poitrine puis un chemisier blanc aux manches souples, au bout desquelles apparaissaient deux gants de cuir noir, comme il convenait à une duelliste. Pour couronner le tout, elle altéra la forme d’Ehredna pour lui donner l’apparence d’un sabre de cavalerie, au grand déplaisir de l’esprit Ashansha qui y résidait, démontré une étincelle électrique qui lui pinça le doigt. Retirant prestement sa main et la secouant pour chasser la douleur qui la prenait d’un coup, la jeune femme tenta de réconforter sa compagne de toujours.
« Aie! Mais enfin, c’est pour la bonne cause,
hanmyh. Ce ne sera que temporaire, je te le promets. »
Hanmyh était un mot d’amour en Ashansha qui se traduisait simplement par « mon/ma bien-aimé(e) », et on le réservait surtout à la famille et les amis les plus proches, ou par défaut à l’être aimé. La Dame de Lorient caressa affectueusement le pommeau de son arme, malgré le caractère ronchon de celle-ci, puis fit apparaître un autre vêtement, une grande cape de voyage, pour masquer son corps. Rabattant sa capuche sur sa tête, elle sortit finalement de la ruelle, pivota sur la droite pour ensuite marcher en direction de la Noble Caresse d’un pas décidé. Pendant qu’elle marchait, elle se demandait comment elle allait aborder l’établissement; elle pouvait aussi bien se faire passer pour une cliente. Malgré ses habitudes d’accepter surtout des hommes, elle doutait que la matrone cracherait sur une bonne petite bourse d’or. Il ne lui fut pas très difficile de retrouver la Caresse; imaginez un établissement modérément correct dans un bas-quartier. Avoir des esclaves avait cet avantage; inutile de les payer, ils s’occupaient de récurer les murs et le toit de l’établissement. Comme toute bonne matrone, la directrice de cet établissement avait horreur de la saleté, et pour s’éviter les foudres de leur maîtresse. La Dame de Lorient se souvint très vite pour quelle raison elle abominait autant les esclavagistes et les propriétaires d’esclaves; tant de boulot, des conditions de vie misérables et des demandes toujours plus exigeantes tous les jours. L’esclavagisme ne datait pas d’hier, mais la condition des esclaves n’avait jamais été sérieusement prise en compte par les gouvernements, puisqu’officiellement, les esclaves sont des biens échangeables, de la marchandise, et non pas des êtres conscients et sensibles à part entière.
Mais elle n’était pas là pour ça. Elle poussa simplement la porte du bordel, et entra. Alors qu’à l’extérieur, c’était plutôt tranquille, l’intérieur était autrement moins chaleureux. Il y régnait une chaleur presque oppressante et une odeur nauséabonde. L’odeur de la décadence et de la luxure. C’était bien un bordel. Le Roi de Meisa contint son mépris pour se trouver une place. Quelques femmes, presque nues, les pieds portant des chaines à la mode Ashnardienne pour signaler qu’elles étaient bien des esclaves, se promenaient entre les clients. Elle nota la présence d’escaliers, menant probablement aux chambres, ainsi que de quelques hommes armés. Des gardes. Enfin, de gardes, ils n’avaient que le nom, puisqu’ils semblaient bien profiter de leur fonction en s’entourant de jeunes mignonnettes. La Dame de Lorient trouva simplement un siège tranquille dans un coin, et fit venir à elle une des esclaves, l’asseyant sur ses cuisses, rabattant doucement sa capuche pour dévoiler deux pupilles aux iris dorées.
« Dis-moi… connais-tu la Fille à l’Ange Gardien? »
Elle avait évidemment monté ce nom d’elle-même. La fonction d’un ange gardien étant de protéger une personne à qui il a été affecté, peut-être qu’une de ces jolies dames avait déjà entendu parler d’accidents ou de disparitions qui semblaient frapper ceux qui manquaient de respect à une des filles du bordel. La Dame de Lorient en profita pour également analyser l’endroit. Hormis les gardes, il n’y avait rien de particulièrement intéressant au niveau de la sécurité. Ces bougres n’intervenaient probablement pas si les filles se faisaient brutaliser, mais s’attaqueraient certainement aux mauvais payeurs, ce qui fit germer une idée dans sa tête au cas où Langley aurait besoin d’une diversion.