[Une semaine pour en venir là, j'espère que c'est aussi bon que le temps que j'y ai passé ><]
Il faisait nuit noire sur les îles Melisi, car en raison de la nouvelle lune, il n’y avait presque aucune source de lumière autre que les chandelles dans les couloirs. Les serviteurs se promenaient régulièrement pour récupérer la cire et changer les chandelles, mais il ne s’inquiétait pas outre mesure de leur présence. L’homme en capuchon glissa un pendentif dans les mains de la magicienne. Celle-ci ne devait probablement pas comprendre pourquoi il lui confiait un objet d’une telle importance.
«
C’est pour la petite, lui dit-il à voix basse.
Je ne serai probablement pas dans les environs avant qu’elle n’ait grandi.- Tu vas lui manquer…
-
Ne t’inquiète pas. À cet âge, elle ne se souviendra pas de mon visage ni de mon nom.- Quand reviendras-tu?
-
Je ne sais pas. Quand les circonstances nous réunirons, certainement.- Tu es sûr que tu ne regretteras pas?
-
Si. Mais grâce à toi, j’ai pu la voir une semaine… Je suis satisfait. »
Les deux cachottiers se regardèrent un long moment puis l’homme à capuche recula un instant avant de lui ouvrir les bras. La magicienne se jeta à son cou alors qu’il l’enlaçait à la taille avec force. Dans son élan, la magicienne fit tomber la capuche de l’étranger, dévoilant les traits d’un jeune homme aux traits tirés par le manque de sommeil, avec des cernes sous ses beaux yeux bleus. Il ferma un instant ceux-ci en serrant la magicienne contre lui, lui caressant affectueusement les cheveux, avant de mettre fin à cette étreinte. L’homme lui adressa un sourire tendre.
«
Tu as fait tant pour moi, Jamiël. Avec toi pour prendre soin de l’héritière de Liam, je pars l’esprit tranquille et le cœur léger.- Tu mens mal, Serenos. Ma Dame avait raison; pour peu que tu mentes à un ami, tu détournes les yeux. Mais je te remercie de l’effort. »
Le Roi n’eut pas à forcer pour sourire; un sourire de regret, certainement, mais un sourire tout de même.
« Que ferais-je du pendentif?
-
Il est à elle, maintenant.- Comment l’ouvrira-t-elle?
-
Elle trouvera bien comment un jour. »
Sur ces mots, le Roi se mit en route, disparaissant dans l’ombre de la nuit, laissant derrière lui la jeune Jamiël, avec dans les mains un bijou d’argent et d’or sur lequel figurait le Sombrechant et le Lion. Elle l’examina un moment, cherchant comment il était possible d’ouvrir l’objet, mais elle se heurta simplement à une forte résistance de la part de celui-ci. Elle étira un sourire bref et disparut à son tour derrière la porte de sa nouvelle demeure.
***
Nexus. La belle Nexus. La cité d’Or et d’Ivoire. Revoir les rues distinguées de cet endroit donnait une vague impression de retour chez soi au Roi de Meisa. Les rues bondées, les enfants qui couraient en hurlant dans toutes les directions, les marchands qui tentaient de se faire entendre au-dessus de tout ce bazar, et les trucs de magie qui relevaient davantage d’un talent de coordination et de poudre aux yeux qu’à un véritable don surnaturel, tout cela lui rappelait encore l’époque bénie où ses amis étaient encore confortablement installés sur le trône. L’arrivée d’une troupe militaire avait rendu les citoyens très anxieux, mais beaucoup se détendirent lorsqu’ils virent entrer en ville une troupe de soldats en tenue civile et sans leurs armes. Avec le Roi en tête, la procession passa lentement dans les rues, se dirigeant lentement mais inexorablement vers le palais d’ivoire. Au passage de l’homme et de son armée, les citoyens s’écartaient de leur chemin. Visiblement, ils comprenaient que ces hommes étaient là pour une raison, mais il y avait une angoisse générale par rapport à l’arrivée d’une troupe de Meisa dans leur cité. Le Roi pourtant souriait. Il ne saisissait pas lui-même sa propre joie, et se doutait qu’elle lui provenait de ce sentiment de revenir d’un long exil. Partout, il voyait la grande cité, presque comme il l’avait laissée.
La preuve néanmoins que la corruption était de retour se montra à lui lorsqu’il atteint la place du marché. Partout, il y avait de grandes estrades où de « fiers » marchands d’esclave exhibaient de jeunes femmes et de jeunes hommes dans le but de les vendre. Et pas seulement des adultes; il voyait encore de jeunes enfants, à peine en âge de raisonner d’eux-mêmes, être placé devant tous ces inconnus, vêtus d’un morceau de chiffon recousu à toute vitesse. Le Roi serra des dents et se tourna vers les Meisaennes avant de leur murmurer des directives. Les jeunes femmes hochèrent de la tête et se dispersèrent dans la foule en direction des marchands. Serenos ne pouvait pas lui-même se mêler des affaires de Nexus tant que son autorité à la Cour Royale ne lui serait pas restitué et qu’il puisse agir en toute légalité, ce qui ne l’empêchait pas, cependant, d’envoyer de jeunes demoiselles acheter à prix fort une bonne partie des esclaves. De l’argent? Non. Le Roi ne paierait pas un sou pour ces gens. À la place, il s’agissait d’une fausse monnaie qui aurait tôt fait de disparaître au moment des comptes. Le Roi n’avait aucun scrupule à ruiner des gens qui satisfaisaient leur avarice sur le dos des faibles, bien qu’il ne douta pas un instant que certains d’entre eux étaient probablement des criminels, mais comme un voleur subissait une peine d’emprisonnement et un meurtrier la peine capitale, ces criminels n’avaient que fait la bêtise de causer du tort au mauvais genre de personne.
L’esclavage en Nexus était un acte abominable aux yeux du Roi. Après tous les efforts qu’il avait mis avec le Roi de Nexus et sa femme, il avait tant espéré que cette résurgence ne se produise jamais. Malheureusement, les vieilles habitudes ont la vie dure, et pour cette raison, il n’y avait que dans les quartiers aisés qu’il était possible d’être protégé des esclavagistes. Depuis des années, Serenos et les Meisaens attaquaient incognito les convois d’esclaves provenant des villages mis à sac par des brigands et des marchands d’esclave moins scrupuleux, parfois même ceux qui sont renvoyés à Nexus par des régiments militaires victorieux dans quelque campagne, ne réclamant aucun de leurs attentats et les faisant passer pour des opérations clandestines d’un mouvement anti-esclavagisme quelconque, sans nom. Mais malgré ses efforts pour décourager l’esclavagisme, celui-ci était à son apogée, à un point tel qu’il ne restait maintenant plus que quelques citoyens parvenant à se maintenir la tête hors de l’eau et les familles fortunées qui n’avaient pas les fers aux poignets et chevilles. En voyant la tête dépitée des marchands d’esclaves qui voyaient entre leurs mains leur argent disparaître peu à peu, le Roi s’autorisa à apprécier ce plaisir malsain qu’il pouvait tirer du malheur de ce genre de personne en continuant sa route en direction du palais. Il ne s’inquiétait plus pour les esclaves; dès l’instant où ses Meisaennes les auraient escortés en Meisa par les Relais de Téléportation, où ils seraient réhabilités à vivre une vie propre et sans maître, les esclavagistes n’auront aucune autre option que chercher à nouveau des proies ou changer de métier, mais ce ne serait pas de sitôt; ils devraient probablement faire face à la colère de leurs créanciers. Bon débarras, pensa le monarque sans se soucier davantage de leur misérable et pathétique existence.
Lorsqu’il arriva enfin devant le palais des Ivory, le monarque sentit une bouffée de nostalgie le prendre, s’exprimant dans un long soupir. Il leva finalement un pied devant lui et marcha pour la première fois depuis plus d’une décade sur le sol de pierre blanche du palais. Non pas qu’il craignait les répercussions d’agir contre le bannissement imposé par le conseil de régence, puisqu’en Meisa, sa puissance se voyait plusieurs fois décuplée, mais simplement parce que par son absence, il ne se retrouvait pas mêlé aux problèmes de Nexus tant qu’un Ivory ne serait pas à nouveau assis sur le Trône. Il s’étonnait encore que la succession d’Elena au trône n’avait pas résulté par une guerre civile entre les loyalistes et le Conseil de Régence, saluant au passage l’intelligence et la diplomatie de Jamiel au niveau politique; c’aurait été de lui, nombres des nobles auraient perdus leur tête pour que la sienne récupère la couronne. Ce qu’il avait fait, d’ailleurs, pendant la Rébellion Meisaenne.
***
Arthuros cessa enfin de fixer le monde par la fenêtre du donjon. Il avait entendu les rapports selon lesquels Serenos serait arrivé en ville, mais il s’était attendu à ce que celui-ci prenne le chemin direct pour atteindre le palais plutôt que de faire un détour par la grande place, bondée à cette heure de la journée. Posant la plume dont il se servait pour écrire ses nombreuses observations, l’espion du Roi se tourna finalement vers Jamiël. Parmi les quelques femmes qu’Arthuros avait rencontré au cours de sa vie, Jamiël était une qu’il parvenait assez inexplicablement à réellement respecter et apprécier. Probablement pour son intelligence redoutable et sa bienveillance, mais surtout parce que même sans le moindre support, elle avait réussi à faire ce que beaucoup de gens pensaient impossible à réussir; elle avait réussi à mettre la jeune Elena Ivory sur le trône et à, plus ou moins, rendre sa gloire à un Nexus décadent. Il se tira donc de sa chaise, s’approcha de la Dame et mit un genou en terre à côté de sa chaise.
«
Dame Jamiël? Le Roi Serenos de Meisa est arrivé. »
Grand homme à la carrure svelte, aux cheveux noirs et aux yeux brillants d’une intelligence et d’une vivacité surprenante, le Conseiller Arthuros de Meisa, précédemment l’une des nombreuses victimes de la peste qui avait sévi sur l’archipel, avait déjà prévu l’éventualité où son Roi et maître prendrait la route de Nexus sur quelque chose d’important se produisait en Sylvandell, aussi avait-il quitté Meisa quelques jours après le départ de son monarque pour gagner le Royaume des Ivorys et faire un résumé sommaire de la situation s’étant produite en Meisa à la Reine et à la chère amie de Nöly. Cependant, il n’avait qu’une vague idée de ce que le Roi aurait pu rencontrer pendant son voyage en Sylvandell, aussi ne put-il éclairer les lanternes de ces dames par rapport à la véritable menace que représentaient les opposants rencontrés au Royaume.
Pour un cercle très restreint de personne, Arthuros n’était pas qu’un conseiller et diplomate Meisaen. Jamiël et Elena étaient membres de ce petit groupe qui savaient que derrière ce masque se trouvait un redoutable assassin qui était prêt à tout pour protéger la famille royale de Meisa ainsi que leurs amis. Maître de la diplomatie du couteau et du poison, sa présence était souvent associée à une mort prochaine ou alors à une menace de la même origine. Il avait autrefois été le gardien de Nöly pendant les quelques visites que celle-ci avait pu se permettre en Meisa, et une des armes de Liam lorsque ses armées et son bras ne suffisaient pas à mettre fin à un conflit.
Il se demandait souvent comment la ravissante magicienne parvenait à s’empêcher de dormir après de telles périodes de veille. Pour Serenos, il se doutait qu’il se nourrissait constamment de l’énergie d’Eglendal tant qu’il y avait du travail à faire, mais pour une femme coincée dans un monde où on ne pouvait survivre au sommeil qu’à l’aide de solutions alchimiques qui vous requinquait tout en vous bousillant les boyaux, il se demandait vraiment d’où elle tirait une telle vitalité.
«
Vous devriez fermer les yeux une heure ou deux, ma Dame. Plus tard, cela va sans dire, mais à veiller autant, vous allez attraper le mal. »
Le ton de l’Assassin trahissait une sincère inquiétude pour la santé de la femme. Il savait qu’elle refuserait. Elle refusait toujours, lorsqu’il y avait matière à travailler. L’assassin royal était de ces personnes qui aimaient tellement travailler qu’il se sentait dépérir s’il n’avait pas quelque chose à faire, mais Jamiel, elle travaillait sans relâche, mais pas pour elle-même. Comme Serenos, elle pavait le chemin pour quelqu’un d’autre, pour quelqu’un qui pourrait vraiment changer les choses. Elle avait un but devant elle, qui demandait qu’elle s’investisse de toutes ses forces. L’assassin poussa un long soupir et décida de la laisser tranquille, se dirigeant vers la porte, derrière laquelle il disparut. Il y avait encore quelques bouches à faire taire et des oreilles à boucher, et il n'avait plus beaucoup de temps pour le faire.
***
«
Allez à la caserne. Je crois qu’on pourra vous y loger le temps que je discute avec les dirigeants. Hé, ne videz pas la réserve d’hydromel. Vous êtes encore en service. »
La préparation de l’hydromel en Nexus venait des échanges d’autrefois avec les barbares du Nord. Dans les contrées froides, l’alcool était très apprécié pour réchauffer le guerrier loin de chez lui, et elle avait un goût bien particulier. Bien que l’industrie de l’hydromel ne fut pas bien populaire, la réputation de celle-ci était excellente, et les Meisaens payaient très chers pour en obtenir, en raison du manque d’abeilles domesticables en terre Meisaennes. Le Roi salua ses hommes d’un geste de la main avant de regarder le palais avec un brin d’appréhension. Il ne savait pas ce qu’on avait dit de lui à la jeune Reine, et si elle accepterait de le rencontrer. Jamiel n’hésiterait pas, car ils se connaissaient depuis longtemps déjà. Presque une vingtaine d’années, sinon plus.
Il regarda un moment son accoutrement puis fit un geste négatif de la tête. Il n’était pas présentable pour sa première introduction à la Reine de Nexus. Il fit un petit détour par le quartier des serviteurs. Il leur demanda un miroir et, suivant leurs indications, fit quelques détours dans les locaux pour trouver ledit miroir. Une fois dans la pièce, il s’assura de fermer la porte derrière lui. Il lui restait encore dix bonnes minutes avant de devoir se présenter devant le trône. Il se placa donc devant le miroir et examina son reflet. En première étape, il chassa de son corps la poussière du voyage, soulevant dans la pièce un petit nuage de saleté. Il examina son manteau et d’un geste de la main, il répara les déchirures et étirements du tissu pour lui rendre son apparat originel. Il examina ensuite ses vêtements. Maintenant qu’il n’était plus en voyage, il ne voyait plus la nécessité de trimbaler sa combinaison de combat. Il se servit à nouveau de la magie pour retirer rapidement cette tenue pour passer plutôt un pantalon noir sur mesure ainsi qu’une tunique à manches courtes. Le vêtement moulait confortablement son corps, laissant voir ses muscles dessinés, tout en protégeant sa dignité; le vêtement ne lui collait pas à la peau, et donc restait parfaitement naturel. Il fit apparaître une ceinture de cuir et la passa à sa taille, avant d’y glisser Ehredna. Sans sa tenue de combat, il se sentait un peu vulnérable, mais il devait admettre qu’il appréciait une tenue plus décontractée. Il jeta un bref regard à son manteau et évalua que sa fourrure pouvait être déplacée, aussi modifia-t-il la texture du vêtement par magie. À la place d’un manteau épais adapté aux froides nuits sur les routes et aux intempéries, il se retrouva avec une tenue un peu plus noble, un peu plus royale. Il regarda sa tête un bref instant puis il marmonna un sortilège pour leur rendre la longueur qu’il adoptait à l’époque de Liam et Nöly. Autrefois, il appréciait avoir de longs cheveux principalement parce qu’il trouvait distrayant le trouble qu’il pouvait mettre sur le visage à la fois des hommes et des femmes, mais après la mort de ses amis, il s’était coupé les cheveux en signe de deuil, qu’il portait encore depuis, mais maintenant qu’il était de retour en Nexus, il était certainement plus prudent de ne pas montrer trop ouvertement qu’il représentait encore un des vestiges du règne des anciens monarques, et à ce titre les idées qu’ils avaient pour ce royaume.
Une fois présentable, il se décrocha enfin du miroir. Il était bientôt l’heure convenue aux rencontres diplomatiques, et il tenait à passer en premier puisqu’il en avait beaucoup à dire, et surtout parce qu’en titre de Roi, cela lui casserait bien les pieds de devoir passer en dernier. Bref. Il trouva sans peine le chemin de la salle du trône; après tout, il avait autrefois été engagé comme mage de la cour à Nexus, il avait l’habitude de courir un peu partout dans ces interminables couloirs à la demande de tel ou tel membre de la famille royale. Une fois devant la salle du trône, il adressa un regard aux gardes et ceux-ci pressèrent contre les grandes portes menant à la salle du trône.
«
Voici sa Majesté Serenos Sombrechant, Roi de Meisa! » lança l’annonceur.
Le monarque s’avança le long du tapis rouge. Autour de lui, les quelques nobles rassemblés chuchotaient entre eux en lançant des regards malveillants vers lui. Il était habitué à leur hostilité; les nobles, peu importe leur nationalité, étaient tirés du même moule, et le Roi ne leur accordait très peu sinon aucun intérêt. Ses yeux étaient en fait rivés sur Elena et Jamiel.
Un instant, il fut frappé par la ressemblance de la première avec son père, le Roi Liam, mais dans son regard, il dénotait cette même douceur mélancolique qu’il avait vu dans celui de sa mère; les yeux d’une femme dont le monde était à la fois lourd, mais riche. Il la fixa un long moment, en silence, comme s’il évaluait quelle réaction serait adaptée à cette rencontre. Le silence fut long, ou du moins le lui sembla-t-il, mais finalement, il brisa ce silence quand, dans un sourire des plus chaleureux, il se plia dans une révérence courtoise, avant de se redresser et de planter ses yeux dans les siens..
«
Je n'aurais jamais cru qu'un jour, je me retrouverai à nouveau devant la fille de Liam et Nöly. Elena, ma chère enfant, vous avez grandi merveilleusement bien. Ah, tant de choses que j'aimerais vous dire.»
Galamment, il lui prit la main et lui baisa l'annulaire, en signe de loyauté et d'amitié. Le Roi de Meisa y portait d'ailleurs sa chevalière, sur laquelle figurait les armoiries de la famille royale ainsi que son sceau. Après cette formalité, et en toute politesse, il lui adressa un sourire, puis il se tourna vers Jamiël. Leurs regards se croisèrent, et le Roi perdit son masque de formalité, mais seulement pour elle.
«
Les années n'ont pas d'emprise sur ta beauté, à ce que je peux voir, Dame Jamiël. Si tu savais à quel point tu m'as manqué, mon amie. »