Le look. Entre nous et nos vêtements se joue une histoire toute singulière. Notre rapport au corps et à l’image influe parfois bien inconsciemment sur notre style vestimentaire. Chacun vit avec plus ou moins de plaisir ou de contrainte ce rituel autour des habits qu’il nous faut bien composer et recomposer chaque jour. Certains y voient un moyen de se fondre dans la foule, et d'autres, au contraire, de s'en détacher. Certains ne recherchent que le confort, sans se soucier du résultat aux yeux des autres, et certains, au contraire, sont prêts à le sacrifier pour attirer l'attention et susciter l'envie, le désir. Certains suivent la mode, et d'autres en ont créé une qui leur est propre. S'en préoccuper peut sembler superficiel aux yeux de beaucoup de personnes, mais, en réalité, les modifications que l'habillement entraîne sur l'apparence générale peuvent influencer les relations humaines autant que d'autres critères physiques, comme le regard – ou même le parfum, qu'il soit naturel ou non. Et tout cela, Azazel était bien placé pour le savoir.
Depuis aussi loin qu'il s'en souvenait, le thaumaturge, son secret mis à part, n'avait jamais été en accord avec la majorité de ses pairs humains. Sa différence naturelle lui avait valu, dès le plus jeune âge, de multiples brimades et autres bousculades. Mais plutôt que de se cacher et se sentir honteux de ne pas être comme tout le monde, le jeune homme avait affirmé son identité en persistant à se vêtir de la manière qui lui plaisait et en coiffant sa chevelure déjà singulière d'une manière peu commune pour les hommes de son temps – et en apprenant à se défendre contre les petits caïds qui voulaient jouer au malin au passage. Lorsqu'il avait commencé à s'habiller par lui-même, son premier style ressemblait à ce qu'on pourrait qualifier de « rock », tout simplement, avec les jeans déchirés et les T-shirts à l'effigie de ses groupes préférés. Puis, peu à peu, Azazel avait évolué vers un look à peu plus particulier, où se mêlaient des éléments qu'on pourrait qualifier de « classieux » - des pièces de costume, d'uniforme – et des éléments plus « punk » ou « gothique ». Néanmoins, il n'appréciait pas beaucoup les labels, et aimait à dire qu'il n'appartenait pas à un style, mais se contentait de porter ce qui lui plaisait. Et ce qui lui plaisait n'était pas forcément ce qu'il y avait de plus facile à trouver. Enfin, ça, c'était avant qu'il ne déménage au Japon, et en particulier ici, à Seikusu.
En effet, dans cette ville, les magasins qui vendaient des vêtements un peu « décalés » pullulaient, et il y avait un endroit en particulier où le mage avait déjà plusieurs fois trouvé son bonheur : le centre commercial. Le centre commercial de Seikusu était une véritable perle de la société de consommation. On y trouvait absolument de tout, des magasins les plus « normaux » - supermarchés, marchands de glace , bijoutiers, etc. - aux magasins moins communs – sex-shops, entre autre –, et, dans ce joyeux fouillis, Azazel trouvait presque tout le temps son bonheur. Néanmoins, aujourd'hui, il ne cherchait pas à se fournir en vêtements d'un genre « singulier », mais tout simplement à renouveler sa garde-robe « sportive ». Ce fut donc ainsi que le jeune homme à la mèche d'ébène se retrouva à fouiller les rayons d'une boutique « casual », attrapant d'une main vive et experte ce qui lui plaisait et allait ensemble ou pouvait être assorti avec ce qu'il possédait déjà – car même pour faire un jogging ou soulever quelques poids, une tenue dépareillée le faisait se sentir mal à l'aise. Certaines personnes qu'il croisait semblaient perplexes en voyant les habits qu'il tenait en comparaison à la tenue qu'il arborait : un polo noir, dont les flancs étaient composés d'une entrelassure de bandelettes de cuir clouté qui exposaient ça et là des pans de peau de taille irrégulière, agrémenté d'une cravate d'un blanc uni si ce n'était pour la croix argentée bien visible sur sa pointe, des manches amovibles noires également, un jean baggy assorti sur les côtés duquel pendaient des bretelles noires et qui était retenu par une ceinture en cuir clouté également, et, pour finir, des chaussures en cuir noir. Pas vraiment la tenue qu'on attendait de la part de quelqu'un qui semblait s'adonner au sport. Ah, les préjugés... Toujours était-il qu'il lui fallait essayer ses trouvailles, aussi se dirigea-t-il d'un bon pas vers les cabines d'essayage.
Jusqu'ici, cela avait toutefois été une journée normale, bien que menée par un être qui ne remplissait pas vraiment les critères de la « normalité » telle qu'elle était définie par ses contemporains, et Azazel n'avait, pour une fois, eu aucune impression étrange. À croire que le surnaturel - car que pouvait-il bien ressentir d'autre? - avait décidé de déserter Seikusu. Son attention ainsi endormie, le thaumaturge ne remarqua même pas la légère trace suprasensible qu'il se mit à suivre inconsciemment. Tournant au coin du mur qui isolait légèrement les cabines du reste du magasin, le jeune homme fut mené jusqu'à celle qui se trouvait le plus au fond et, sans même y réfléchir, ne prenant pas la peine d'essayer de savoir si elle était déjà occupée ou non, tira un grand coup sur le rideau et entra... pour se retourner aussitôt et le refermer derrière lui d'un geste précipité. Il resta par la suite figé, dos à la personne qui se trouvait là, se demandant s'il avait rêvé. Avait-il réellement vu ce qu'il pensait avoir vu ? Ou avait-il simplement halluciné ? Lentement, Azazel se retourna.
Non, il n'avait pas rêvé. Les yeux écarquillés, le thaumaturge contempla avec stupeur l'être qui lui faisait dorénavant face.
Il s'agissait d'un homme – enfin, d'un individu de sexe masculin à apparence anthropomorphe, car l’appellation d'humain n'était clairement pas adaptée – dont le visage laissait clairement voir qu'il n'était pas un indigène, et qu'il devait avoir au minimum quinze ans de plus que notre protagoniste. Même son style faisait très occidental, avec son béret sur le crâne tel un fier Français. Néanmoins, rien d'inhabituel jusque-là. Non, ce qui frappait de stupeur le jeune sorcier était la partie inférieure du corps de cet individu.
Visiblement, il l'avait interrompu en plein essayage, car l'homme... être... whatever, était en train de passer une de ses... jambes dans un jean marron assorti au reste de sa tenue. Et parlons-en, de ses jambes ! Recouvertes d'une pilosité trop dense pour être humaine, elles auraient encore pu être « excusées » sous prétexte d'une quelconque maladie rare ou d'un dérèglement hormonal si, lorsqu'on progressait vers le bas du regard, et tandis qu'elles prenaient une apparence de moins en moins humaine, on ne découvrait pas une paire de... sabots ! Oui, des sabots de bouc ! Devant les yeux médusés du sorcier se tenait ni plus ni moins qu'un faune. Ou un satyre. Enfin, peu importait le nom, c'était un être surnaturel ! Ainsi, cette espèce de pressentiment qui le prenait parfois que des choses invisibles aux yeux de la plupart des mortels se produisaient était justifié : de la même manière que sa magie était bien réel, que la sorcellerie n'était pas qu'un ramassis de contes de vieilles femmes, les êtres mythologiques existaient également bel et bien. Immédiatement, une avalanche de question déferla dans son esprit. Il ne produisit nonobstant qu'un seul son :
« Euh. »
Bon, c'était bien parti.