Les Contrées du Chaos, région perdue, sauvage et imprévisible par excellence sur Terra, se dévoilant sans fin en des paysages au caractère dantesque rivalisant de grandeur naturelle, mais également de dangers divers : ce territoire infini était probablement l'incarnation de l'imagination en friche d'Aphrodite, ses horizons se peuplant aléatoirement de mille et uns paysages et créatures tous plus surprenants les uns que les autres. Autant dire qu'il y avait là de quoi ravir les yeux de tout artiste en quête de pittoresque, et même si de telles perles de beauté primaire se payaient aisément cher étant donné la faune peu clémente qui y rôdait, cela n'empêchait pas d'audacieux promeneurs d'en arpenter les étendues vierges de toute main industrieuse, ces touristes de l'extrême saisissant la chance de pouvoir capturer dans leurs souvenirs l'immensité impitoyable de ces lieux à l'apparence apocalyptique.
Hypocras n'était certes pas une bleusaille en matière d'explorations du genre, mais ce n'était pourtant pas sans un sentiment d'exaltation tonifiante mâtiné d'une crainte sous-jacente prenante qu'il s'avançait à foulées lestes et enthousiastes, infime entité au sein des plaines ravagées, buvant avec abandon les traits de ce tableau magistral. Ce qu'il lui lui était donné de pouvoir observer était d'autant plus impressionnant qu'il se trouvait là à la lisière des Landes Dévastées, les forêts, la savane et les montagnes ayant fait place à une sorte de vaste plateau gangrené de monticules d'allure torturée, seules de rares et modestes pousses trouvant la force de se hisser péniblement des ingrates bandes de roche vaguement terreuse. La poussière flottant au vent, le soleil blafard luisant, et la teinte d'ocre glauque quasi-omniprésente conféraient au tout une qualité purement chthonienne, aptes à évoquer chez un esprit créatif des images d'entités immémoriales déchues, de sombres secrets perdus, et de rêves révolus. De fait, le vieux vadrouilleur appréciait sans réserve la qualité d'outre-monde de cet endroit si terriblement unique, propice à plonger dans le délire les âmes trop vulnérable, lui-même se sentant à l'occasion saisi de frissons d'excitation en songeant à toute la matière à d'innombrables récits inoubliables que représentait ce cadre.
Ainsi donc, arborant comme à son habitude une expression d'assurance matoise sous le couvert de sa barbe roussie, le satyre vit pourtant ses traits se contracter sous le coup de la réflexion ainsi que d'une légère surprise lorsqu'un élément attira son attention : tournoyant cauteleusement dans le ciel, un oiseau charognard, dont la nature ne se cantonnait probablement pas à celle d'un banal vautour, signalait ainsi à coup sûr la présence d'une proie morte ou mourante à ses congénères. Voilà qui aurait poussé n'importe quel esprit un tant soit peu raisonnable à bifurquer pour s'orienter vers des horizons moins propices au danger, mais le faune était un être aux humeurs capricieuses et à la curiosité coupable, aussi, sur le coup, laissant son envie de savoir prendre le pas sur la prudence (et la lâcheté) qu'il avait cultivée, il redoubla l'allure pour aller voir de quoi il retournait, se faisant pour se rassurer la réflexion qu'il n'y avait probablement plus de risques à s'approcher, le ou les responsables de la présence de cette carcasse devant avoir délaissé les lieux depuis au moins quelques minutes déjà.
Réduisant par conséquent la distance qui le séparait du point de mire du sinistre volatile, il put rapidement discerner que l'objet de ses attentions se situait au sommet d'un mamelon naturel, élévation rocheuse désolée qui se dressait sèchement et muettement au cœur du désert hostile. A pas prestes et légers, il s'approcha du pied de cette petite colline stérile, fronçant des narines sous l'odeur prenante et métallique de sang qu'il reniflait d'ici, mais ne laissa pas sa gaillardise se laisser entamer par si peu, entamant hardiment l'ascension de cet amoncellement de rocs durs et de terre friable. Pressentant déjà la nature peu ragoûtante du spectacle qui l'attendait, il se prépara au pire, et même si la vérité ne dépassa pas les pires craintes de l'imaginatif faune, elle fut à la hauteur de ses prévisions.
Que l'on juge plutôt : étendue sur la surface de roche plate et nue, une enfant semblait avoir été plaquée là par un poing invincible et martelée par des pieds acharnés, la silhouette distordue baignant dans une flaque de sang qui imbibait ses vêtements noirs et avait ruisselé en rigoles dans les fissures pierreuses. Point notable et apte à interpeller le commun des mortels, la malheureuse avait les cheveux blancs, mais Terra était loin de représenter un cadre commun, aussi cette anomalie ne faisait-elle office que de curiosité peu importante... tout comme c'était le cas pour le fait de tomber au beau milieu de nulle-part sur le cadavre malmené d'une gamine. Quant à savoir comment et pour quelle raison cette infortunée s'était retrouvée en un pareil lieu en un pareil état, voilà qui paraissait indiscernable, bien qu'Hypocras n'en eût cure : il restait qu'un meurtre probablement ignominieux avait été commis ici, et il ne restait par conséquent maintenant plus qu'à lui rendre les derniers honneurs.
Bien entendu, l'environnement autant que les circonstances ne se prêtaient guère à une inhumation ni même à une cérémonie en bonne et due forme, mais cela n'empêcherait pas le baroudeur vétéran de faire preuve d'un tant fût put de décorum. Ainsi, il retira le chapeau de paille à large bords qui lui protégeait la tête des possibles intempéries, cet accessoire constituant par ailleurs l'entièreté de ses effets vestimentaires puisqu'il était autrement nu comme à la naissance dans un souci de confort et de simplicité, sa seule autre possession étant son habituelle sacoche qu'il portait en bandoulière. Posant donc son couvre-chef contre son torse en signe de respect, il observa une minute de silence à la mémoire de la défunte anonyme, après quoi il repartirait pour laisser les charognards accomplir leur morbide besogne, ne pouvant rien faire d'autre pour cette inconnue que lui consacrer un moment de considération.