LUNDI - 05h22
Je suis paumée. Je suis dans un de ces moments bizarres où je sais plus si je suis consciente, inconsciente, en train de rêver ou les trois à la fois. Ma chambre autour de moi est sombre, je ne m'y retrouve pas. Je n'arrive reconnaître les murs, j'ai l'impression que la fenêtre devrait être de l'autre côté, je crois distinguer des morceaux de ma chambre irlandaise. En même temps j'ai l'impression d'être ailleurs, que je débite mes salades à une classe le plus naturellement du monde. Bref, je suis paumée, je ne sais même pas combien de temps je passe dans cet état. Une seconde ? Une heure ?
Soudain mon attention se fixe sur un point. Un truc qui fait de la lumière et qui sonne depuis au moins trois jours... ou une secondes ? Je tends le bras pour l'attraper mais j'ai du mal à mettre dans le mille au troisième coup. Mon portable, l'écran m'aveugle et mes doigts trouvent machinalement le bouton qui renvoie au menu, plus sombre. Cinq heures et des brouettes. Je lâche l'appareil à même mon lit et je me rendors.
Quand le portable sonne à nouveau une heure et demi plus tard j'ai à peine le vague souvenir d'un micro-réveil. D'ailleurs en parlant de réveil le mien est mort, il faut que j'en achète un autre. J'avais oublié de l'éteindre, et se faire crier dans les oreilles après trois heures de sommeil un dimanche matin... Je l'ai seulement balayé de la table basse mais la chute a suffit à bousiller le bouton qui fait arrêter la sonnerie. Donc retour aux années fac et au réveil du téléphone portable. Je déteste ça. À l'époque Makiko était toujours levée avant moi pour faire ses premiers échauffements du matin, donc c'est elle qui me tirait du lit. Et en me levant péniblement je me dis qu'elle me manque. Il faut que je lui écrive avant le championnat du monde, que je lui dise que j'ai gardé un œil sur elle.
En attendant, une journée de plus en enfer. J'exagère mais la semaine passée a été un vrai chemin de croix. Je pense. Je n'arrête pas de penser, d'imaginer des choses et j'en perds le sommeil. Me dépenser physiquement ne suffit plus, quand j'écris mon cerveau s'emballe vite et pour longtemps. Il faut dire que je me suis donnée du grain à moudre. Finalement j'ai torché mon histoire de Sentinel Prime, et j'ai peur de ce que Kyle pourrait en penser. Je me suis mise à penser au conditionnel, à me demander "et si". Au départ ce n'était pas vraiment dramatique. Et si en sortant de classe ce soir-là, Kyle et moi n'étions pas tombés sur ces types ?
C'était ça l'idée : et si on avait eu le temps d'y aller mollo ? Si on avait eu droit à ce simple flirt qui avait commencé par de petits coups d'œil croisés à la volée ? Si les choses avaient été simplement et en douceur ? Relations de cause à effet qui fait bien mal : une petite amourette qui grandit, qui nous laisse le temps de nous découvrir avant d'en venir aux grand amour. Pas de Gabriel laissé à la niche comme un pauvre chien, pas de rupture avec Mélinda et les filles, pas de besoin de changer au point de ne plus me reconnaître. Et finalement pas d'Irlande, du moins pas celle qu'on a connu. Ça fait déjà mal de penser que les choses auraient pu être si simples, alors la suite...
Pour Gabriel je n'ai pas à m'en faire : je l'ai sous le nez tout le temps. Ce n'est pas toujours facile mais je sais ce qu'il en est, et je peux agir en conséquences. Pour Kyle ou Mélinda c'est une toute autre histoire. Je n'ai aucune idée de la façon dont ils traversent l'épreuve que je leur fais subir. J'ai fait chuter Sentinel Prime, ce que j'ignore encore c'est jusqu'où il est tombé. Ça me fait peur. Seul il était encore capable de se sacrifier pour le bien commun, maintenant que je l'ai trahi et chassé qui sait de quoi il est capable ? Et pour Mélinda la question est encore pire. Le peu que je sais de sa vie et de son monde m'aurait transformée en monstre. Elle n'était pas un monstre, du moins pas avant que je ne la quitte. Et j'ai peur qu'elle se soit laissée tenter par l'envie d'en devenir un.
Mais il y a d'autres questions beaucoup plus dérangeantes, des conditionnels qui font s'emballer mon imagination. Et si... Si j'avais décliné l'offre de Kyle de me raccompagner ? Si je m'étais retrouvée seule face au Rokuryu ? J'en aurait bavé, sévèrement. Je sais que je n'en serais pas morte, mais c'est une autre histoire. Reste qu'on m'aurait retrouvée en ruines, tabassée et violée dans une ruelle, à peine vivante. Ma famille serait retombée au fond du trou avec moi. Gabriel aurait sans doute multiplié les bavures pour me venger. Mélinda ne se serait sans doute pas privée non plus, ou peut-être le temps que j'accepte son offre pour participer à ma propre vengeance. Et Kyle... Même s'il ne m'aurait pas connu plus d'une heure, je doute qu'il aurait avalé le fait d'avoir été si près de moi avant que je ne me fasse lyncher. Finalement les choses n'auraient pas été beaucoup plus brillantes, et on aurait eu plus de mal à s'en sortir, tous autant qu'on est.
Il y a encore pire. Il y a un scénario que je n'ai pas pu empêcher mon imagination de mettre en place. Et si je n'avais pas pu me défendre, ce soir-là ? Pendant que Kyle était au sol, à se faire tabasser. Si moi je n'avais pas eu la force de repousser ces mecs, au moins la demi-seconde qui m'a permise de les détourner de lui ? Si j'avais été impuissante en face de ces hommes : est-ce qu'il se serait relevé pour me défendre ? Je veux penser que oui, je le veux vraiment. Mais comment oublier qu'on aurait pu finir aussi démolis l'un que l'autre ? Ou qu'il y aurait peut-être laissé la vie ? Comment oublié qu'en sauvant cette fille j'aurai pu le sacrifier, lui ? Que Sentinel Prime serait mort pour de bon parce que je me suis prise pour lui ?
Et surtout, comment ne pas penser qu'il a été lâche ? Lâche au point de ne défendre ni sa vie ni la mienne. Au point de me laisser me faire passer dessus par ces mecs, et de rester au sol en attendant que ça passe. Il s'est écrasé, il s'est laissé faire, en attendant que ce soit moi qui morfle. Lui, le gentil et discret Kyle Macross, mais aussi le grand et puissant Sentinel Prime. Il a fallu que ce soit moi qui me batte. Moi, la petite prof, la femme trop sensible qui pleurait pour un rien, qui avait elle-même été lâche au point de vouloir fuir sa propre vie et abandonner tout le monde. Au début j'étais terrifiée ou enragée de seulement penser à ça. Si je lui en ai vraiment voulu au point de revenir à ce que je pensais quand je l'ai foutu à la porte. J'ai fini par me calmer.
Mon fan préféré ne m'a pas répondu depuis une semaine, et c'est tant mieux pour lui. Je ne sais pas si j'aurai résisté à l'envie de me décharger de tout ça sur lui, l'inconnu qui n'aurait pas eu d'a-priori. Mais je m'en serais voulu de faire penser toutes ces horreurs à quelqu'un d'autre, d'autant que je les ai dépassées. Kyle a été lâche, ça je ne peux pas me le cacher. Pendant la bagarre, avant de se relever. Mais surtout il l'a été en me collant son secret sur les bras dès le début de notre relation, puis en se prenant des cuites au lieu de me parler de ses problèmes, en fuyant ce que j'avais à lui reprocher au lieu d'encaisser à son tour, comme un grand. En m'envoyant cette saloperie de lettre, et en me prenant comme excuse pour abandonner le monde entier, pour m'abandonner moi. Ce n'est pas en fermant les yeux que j'effacerai tout ça de ma tête.
Mais finalement je ne lui en veux pas, je sais ce que c'est de perdre ce qu'il y a de plus précieux. Et pour la première fois j'ai connu la peur de le perdre, un peur panique, démente et irrépressible. Avant que mon gynéco ne me dise ce qu'il en était, je n'avais jamais imaginé que je n'aurais pas d'enfants. Je n'ai pas pris le temps de me méfier et j'ai craqué sous la pression. Mais Kyle, à la seconde où je suis tombée amoureuse de lui, j'ai été terrifiée à l'idée de le perdre. Et alors que j'arrivais à me convaincre que je devenais forte, je devenais encore plus lâche que lui, et que moi-même à l'époque où j'avais touché le fond. J'ai trouvé tous les prétextes, des meilleurs au pires, pour foncer dans le mur avec tous ceux que je connaissais et qui tenaient à moi. Mélinda et les filles, Kyle, même Gabriel qui a tenu le choc par miracle. Mon boulot, et même ma personne, ce qui faisait de moi qui j'étais. J'avais tellement peur que tout me glisse entre les doigts, au point d'être convaincue que ça arriverait, que j'ai tout bazardé. Et de ce point de vue, mon seul échec, c'est d'avoir miraculeusement réussi à garder Gabriel.
Mon fardeau est plus lourd que jamais, si je m'arrête pour souffler une seconde il m'écrasera pour de bon. Si je veux m'en débarrasser un jour je dois avancer. M'efforcer de sourire en classe, de jouer une gentillesse qui était naturelle avant, de rester la prof pour mes élèves, la fragile mais vaillante jeune femme pour mes proches. Et l'auteur coquine pour mon fan préféré. Je retrouve de très gros doute sur son identité mais je préfère ne pas y penser. Je me laisse convaincre par le coup du collègue, même si je suis un peu déçu que trois mecs aient suffit à retenir Kyle. Et j'ai du mal à me dire que je suis peut-être en train de parler à l'agaçante
tête de nœud de mentor forcé que Kyle m'a évoqué une ou deux fois. Que je sois aussi sympa avec ce type serait vraiment une trahison...
TO : Kysemapri
FROM : Brigit Dé Dânann
YOUR TEXT :
Kysémapri,
cette fois je ne te dis pas que ton message m'a fait plaisir. Je sais ce que tu ressens pour ta copine. Je ne te dis pas que j'en suis passée par là, parce qu'en fait je suis toujours en plein dedans. Ma semaine n'a vraiment pas été brillante et j'ai hésité à t'envoyer d'autres messages pour me délester comme tu dis le faire, mais pire. J'ai beaucoup ruminé, à en perdre le sommeil. Si je parle de mon ex au passé, c'est parce que c'est fini. Mais je l'aime encore. Je pensais que c'était l'amour de ma vie, et ça n'a pas changé. Mais je ne peux pas dire que les choses continue, même si je voudrais pouvoir en parler au présent et au futur. Parce que je n'ai pas dit mon dernier mot. Les choses ont été très vite entre nous et c'est ce qui a tout gâché. On a pas eu le temps de réfléchir et je ne veux pas commettre la même erreur à nouveau.
Je ne sais pas trop comment expliquer ça alors je vais imager. Tu connais le mythe de Sisyphe ? En version light, Sisyphe était un pirate sous la Grèce Antique. Un vrai petit malin qui a fait tourner en bourrique les Dieux et la Mort elle-même, deux fois. Mais ce petit rigolo s'est fait attraper, et il a reçu une punition à la sauce mythologie grecque. Son châtiment était une épreuve : il devait pousser un énorme rocher tout en haut d'une colline, et à chaque fois le rocher lui échappait et retombait, donc il devait recommencer depuis le début... 'Sont méchants, ces Dieux Grecs
En gros voilà où j'en suis. Je pousse mon boulet et il me ramène au pied de la pente. Des hauts et des bas, en gros, il y en a eu beaucoup et il y en aura encore, quoi qu'il arrive. Avant j'avais beaucoup de mal à les encaisser, je vivais toujours dans le drame au moindre pépin. Et je crois que c'est ça qui m'a poussée à commettre toutes ces erreurs avec mon mec. J'étais dans une dynamique tellement pourrie que j'ai d'abord cru qu'il allait me porter sans problème au plus haut, ce qu'il a fait. Alors je me suis acharnée à provoquer ma descente en flammes, et la sienne aussi. Jusqu'au bout.
Je me souviens très clairement de ce que je lui ai dit et que c'était pas vraiment à lui que ça s'adressait. Je lui ai dit : "Fout le camp de ma vie, je suis assez grande pour la gâcher toute seule". Et ces mots-là ont tellement tourné dans ma tête que je leur ai trouvé tous les sens possibles. D'un côté ça veux dire qu'il me pourrissait l'existence, et sur le coup c'est bien ce que je voulais qu'il comprenne. Mais la vérité c'est que toute seule, en essayant de me débrouiller de mon côté au lieu de lui faire confiance : je me suis gâchée la vie, avant même qu'on rompe. Et j'ai gâché la sienne par la même occasion.
Ça peut te sembler bizarre mais je ne regrette pas de lui avoir dit ça. Depuis j'ai bien ramé, mais je me suis acharnée à remonter la pente. Alors c'est pas plus mal. Je préfère qu'il reste loin moi pour l'instant, parce que je ne veux pas lui pourrir l'existence comme je l'aurais forcément fait. Je veux revenir vers lui pour vraiment nous offrir une chance, au lieu d'enterrer l'affaire n'importe comment en attendant qu'elle pourrisse. Je l'aime alors je dois assumer, et il n'y a pas qu'avec lui que j'ai fait des erreurs. En fait j'ai fait souffrir tous mes proches et je dois aussi assumer ça avant de revenir vers lui.
C'est pas très joyeux tout ça, j'espère que ça va pas te dégoûter de notre petite correspondance. En tous cas la bonne nouvelle c'est que je pense être sur la bonne voie. En tous cas je laisse pas tomber, et j'espère que ma petite histoire t'auras aidé un peu. Si une femme aussi désespérée que moi arrive à se relever alors tout le monde peut en faire autant
On va finir plus léger. D'abord tu me ferais très plaisir en remerciant ton collègue d'avoir collé un pain à l'autre charognard : je suis rousse
Et si tu veux écrire vraiment pour te défouler, je te conseille de t'acheter un bon stock de cahier et de stylos. À l'ordinateur tu pourrais trop facilement effacer ou remanier, alors qu'au stylo c'est sur la page, que ça te plaise ou non. C'est comme ça que Danu est née, d'ailleurs, au milieu des ratures et des notes que j'arrivais à peine à relire
Je ne te dis rien sur la suite de ses aventures, enfin rien de précis. Je vis à Seikusu et je suis au courant du salon. Mais je ne suis pas romancière... du moins pour l'instant ! C'est encore confidentiel-top-secret-défense-l-agence-niera-toute-connaissance-de-vos-agissements, mais je suis lancée dans un vrai roman ! Et on va profiter du salon pour l'annoncer ! J'ai même refusé l'interview virtuelle, finalement. Alors puisque que tu as suggéré l'idée, tu ne connaîtrais pas un certains journaliste qui voudrait profiter d'une jeune auteure pour faire ses premiers pas en solo dans une interview ?
Et mon doigt va mieux, merci de t'en inquiéter ^^
Très amicalement,
Brigit Dé Dânann
Je relis ce message une quinzaine de fois en m'efforçant de ne corriger que l'orthographe. Je rien effacer, ne rien remanier, laisser mon ressenti que ça me plaise ou non. Est-ce que je suis certaines que ce n'est pas à Kyle que j'envoie ce message ? Ou à un de ses collègues, à qui il aura parlé, et qui va tout comprendre ? Le curseur est sur le bouton, les doutes se bousculent dans ma tête. Je suis peut-être encore en train de faire une énorme connerie. Je clique. C'est parti, les dés sont jetés. Je dois avancer, quitte à me casser encore la gueule... Je me relèverai.
Dans la foulée j'en profite pour envoyer ma nouvelle sur Sentinel Prime. Elle sera publiée sur le site, et non dans le magazine. Après avoir accepté l'autre tâche on ne peut pas refusé la version de Brigit Dé Dânann, mais on ne va pas faire la même bêtise que les clampins de l'OVNI. Je ne l'ai pas beaucoup remaniée, par contre je n'ai pas mâché le boulot des correcteurs. Ça les a peut-être motivés ? J'ai hâte de savoir ce que le public en pensera. Ça n'a rien de la gentille histoire que j'aurai peut-être connue si j'avais eu plus de chance. Et ça ne pourrait pas être plus loin de la version de l'autre vautour. Le nom de Sentinel Prime n'y cité qu'une fois, avant même le début.
I'M A SHADOW
By Brigit Dé Dânann
Dedicated to the man who is not Sentinel Prime
Puis je raconte la vie de ce gars qui se fait tout petit. Un gars qui n'a jamais été une star dans son lycée, ni vraiment une tâche. Qui s'est un jour découvert des pouvoirs, et a décidé de les habiller d'un costume et de grands principes. Puis qui, peu à peu, s'est effacé sacrifié à son alter-ego qui se sacrifiait au monde entier. Le pauvre fantôme torturé d'un garçon autrefois gentil, aujourd'hui déchiré. Convaincu qu'il n'est bon qu'à payer la bouffe et le toit pour le repos de son autre lui. Et qui se laisse doucement crever, jusqu'à penser qu'il ne mérite pas d'avoir une autre vie. Jusqu'à ne vraiment plus être qu'un ombre, aplatie et silencieuse.
Puis un jour, forcément, il rencontre une femme...