Le monde à moi, oh que j’avais fantasmé sur cet état de fait plus que théorique. Je m’imaginais, arrivant en ville, me faire toutes ses filles, plier mon petit monde, assujettir, tendre le bras et prendre tout ce qui attirait ma convoitise. Il fallait que je fusse un rêveur, un débarqué de sa tour d’ivoire où il avait ressassé mille fois ses fantasmes et frustrations pour avoir atteint un tel niveau de crédulité. J’avais des fonds c’était certain, mais croire qu’il suffisait de tirer quelques biftons pour avoir tout ce qu’on voulait, eh bien j’avais réussi à le faire dans ma naïveté presque infantile. Il y-avait beaucoup de choses qui ne s’achetaient pas, beaucoup plus que je me l’étais représenté. L’amour ? Sans doute. Pour le moment j’en faisais l’impasse. La reconnaissance, le prestige, l’admiration, l’amitié, la sympathie, l’influence morale, et même de façon plus pragmatique les contacts, les lèches pompes, l’information, le pouvoir tout simplement ; tout ceci, sans que le bifton ne soit qualifiable d’inutile à leur acquisition, il ne s’y-suffisait pas. Bienvenue dans la cour des grand Alex, là où tout est possible peut-être, mais où tout est aussi bien plus dur. Quel coup de flemme énorme on se prenait à s’en rendre enfin compte.
Maintenant de mondes, il-y-en avait deux, et je ne m’en trouvais que plus embarrassé encore. Cette ville-ci se nommait allègrement Nexus et prenait des dimensions faramineuses, et s’y-fondre à corps perdu quand je ne savais en sortir que par un portail obscur que j’avais peiné à refranchir la dernière fois était en sois un vrai risque, mais eh ! Sans couilles pour les affronter, traiter d’ambition nos rêveries d’un soir relevait de la farce, et se farcer soi-même était la marque des moins que rien, tel était mon humble avis. Il y-avait de cela une heure j’aurais pu balancer ces paroles à la face du contestataire avec une prétention invincible, mais maintenant, alors que la nuit était tombé, que mes pieds se mettaient à trainasser et que je commençais à douter pour la marche retour, je me plongeais dans une réflexion fascinante sur les affres de la témérité et les vertus de la pondération.
Je m’étais fait indiquer la mer, ce fut donc tout logiquement que je parvins à elle au bout du compte. Ca avait suscité ma curiosité de comparer cette composante première d’un bas monde à un autre, et je ne sais trop à quoi je m’étais attendu en voyant la mer, autre que de voir la mer. Une étendue d’eau qui n’en finissait plus, noire à peine bleutée à la lumière de la nuit, calme, battant légèrement des vagues la digue surélevée dans un bruissement inconstant et qui malgré cela reposait ô combien pour peu qu’on en contemple trente secondes la plénitude. D’un monde à l’autre la mer restait la mer, et en fin de compte c’était déjà pas mal. De part et d’autre le rivage, et la ville s’étalaient de façon vertigineuse, si tant était qu’on pouvait avoir un vertige horizontal. Et tant était. Quelques types au loin trimbalaient leurs cageots de pèche vers leurs réserves respectives, ici ou là un agent du guet, d’autres tâchaient juste de se rendre d’un point A à un point B pour des raisons propres à chacun. Ceux-là m’inspirèrent grandement par leur lucidité, et me décidèrent à gagner une baie portuaire sur ma droite. Quelques voiles blanchâtres qu’on affalait s’y-rendaient ; c’était toujours quelque chose à voir, et sans doute quelque chose à faire. De toute façon il était trop tard pour rentrer.
J’en eus bien pour une vingtaine de minutes à gagner le port. Sans doute pas le plus important de cette ville monstrueuse de part sa densité et son activité, il abritait néanmoins une collection de navires très regardables. Tous de bois, la plupart à voiles, parfois à rames, coques larges et coques effilées, de la trirème à la caravelle en passant par nombre de modèles qu’on n’avait pas du voir en transvortex. A chacun, les mats agrippaient autrement le ciel que ceux de nos voiliers modernes. D’envergure qu’à mon échelle je trouvais déjà impressionnantes, ils étaient pourtant tous battus par le colosse de nouvel arrivant. Un trois mats, style renaissance sans doute ; avec la horde de canons qui en parsemaient le flanc, c’avait tout l’air d’un engin taillé pour couler ses semblables. Comme le port n’était pas militaire et que je voyais mal des pirates débarquer en pleine ville, j’optais pour des corsaires sous le protectorat de Nexus, soit des pilleurs et tueurs accrédités, des tueurs potentiels au moins. De quoi en rendre méfiants plus d’un. Peut-être que passer devant l’air de rien et poursuivre…
–Hey machin, ils sont où ces troufions d'marchands ?
C’était une voix de femme, et il me semblait bien qu’elle m’était adressée. Je levai les yeux sur le pont du navire et tombai sur une belle rousse, du genre fougueuse et autoritaire en témoignait son fouet, et du genre on la voit on la veut à un détail près peut-être, son chapeau. Du bicorne en question on retenait surtout la tête de mort blanche sur fond noir, et qui, si j’avais bien mes références, allait pour dire quelque chose comme « Salut, on est des pirates, et ça c’est toi dans pas si longtemps ». Enfin bien sûr c’était de l’ordre du symbole, et ceux-là s’il leur avait été laissé d’amarrer, on pouvait espérer quelques… je ne sais quoi, comme quoi ils n’allaient pas s’amuser à tout ravager sur leur passage. A voir la décontraction relative du pont je me calmai moi-même un peu.
– Oh je pense que l’heure doit être pour quelque chose à leur absence. Je ne m’en étais pas inquiété outre-mesure en arrivant. Bien le bonjour dame pirate, vous êtes venue nous dépouiller de nos biens et de nos vies ?
Je regardai autour de moi et constatai qu’en effet il n’y-avait pas un rat aux alentours ; j’étais seul, face à tout un équipage de bandits des mers et à une trentaine de leurs canons. Mieux vaudrait éviter de trop les énerver. Or la situation, aussi dérangeante fût-elle ne manquait pas d’un certain piment. Au fond, tomber sur un vaisseau pirate de ce genre, n’était-ce pas inconsciemment ce pourquoi j’étais allé trouver la mer ? C’était mes velléités aventureuses que j’étais venu mettre à l’épreuve, je crois, et de velléité à passion, le seul indice de différenciation un tant fût peu plausible était le passage à l’acte. Et surtout, surtout, ça me faisait peut-être enfin un endroit où me poser.
– Et dites-moi, sur votre beau vaisseau vous n’auriez pas un gîte de libre pour la nuit ? Je pourrais bien trouver une auberge mais, c'est-à-dire que… Ces endroits ne m’inspirent qu’une confiance toute relative.