[Quand un Dieu veille...]
Trônant au sommet des sphères universelles, était assit le reptilien. Il se sentait absolument serein ; il ne craignait pas ces rencontres qu'il organisait si rarement. Ce contact privilégié avec un fidèle, voire le cran au-dessus, un prêtre. Reconnaître de quelqu'un qu'il est son bras armé, rendant la justice mieux que lui-même. Sparshong est l'impulsion, le moteur. Il a besoin de ces soldats, qui n'étaient pas de la chair à canon à ses yeux, mais de réels lieutenants qui dispensaient sa bonne parole à travers la mort. La Vengeance et la Juste Violence, tels étaient ses attributs séculiers, quasi patronymiques désormais. Mais il avait bien d'autres qualités. La loyauté, couplée à la bienveillance et la générosité. Car le châtiment n'est juste envers les pires sujets d'une race que si les meilleurs reçoivent des récompenses à la hauteur de leur bonne volonté. Un prêtre n'est pas un toutou, ce sont bien les criminels qui sont de véritables clébards.
Le fidèle fait peur. Parce qu'il est animé par la foi, il n'a pas peur de mourir. Il se sait récompensé par son Dieu, et protégé en cas de besoin. Pas systématiquement, cela dit : car un dieu s'attirerait les foudres de ses congénères si il devait trop aider un individu au détriment des autres. Mais un petit coup de main de temps en temps n'est pas permis.
Dans la hiérarchie de ce panthéon particulier, à la fois septentrional et oriental et qui gagnait Nexus doucement mais sûrement, Sparshong n'était pas en haut, pas du tout. Il était même l'un des plus jeunes. Mais il avait acquis une sagesse très tôt, bien plus vite que les autres. Il voyait la débauche dans la grande moitié de ses collègues, et se mêlait très peu à eux. Il cherchait à apprendre, de ses erreurs, ainsi que de ceux de ses fidèles.
Il avait le talent exceptionnel de reconnaître les destins. Il les voyait de très loin, bien avant leur naissance parfois. Aussi, il se faisait le devoir de protéger leur ascendance. Quand une étoile naissait quelque part, parmi les tortueuses foules humaines, il lui arrivait de savoir où elle allait apparaître, et avait ainsi préparé le terrain pour sa venue, pour que rien n'entrave le bon déroulement de son arrivée, de sa croissance, jusqu'à ce qu'enfin elle soit prête à le servir. L'astre naissant allait pouvoir se dévouer à un Dieu, et espérer devenir un héros mythologique, qui, peut-être, rentrerait dans les légendes aux côtés de son Maître.
Telle était le chemin qu'il réservait à ses fidèles.
Celle-là, il l'a remarqué très tardivement. Alors qu'il était oisif – car ça leur arrive, à nos chers maîtres du monde ! –, il a ressenti une douleur sans fin. La peine, la haine. Mais surtout, un flou inimaginable. Son âme baignait dans d'affreuses substances fangeuses, aux relans d'oubli, de dégoût, de rejet. C'était presque un enfant, encore... Et pourtant, tant de choses subsistait dans ses pensées. Elle avait traversé plus d'épreuve que beaucoup de gens deux fois plus âgés qu'elle, et elle se battait intérieurement contre ses démons.
Elle n'est même pas passée par le stade intermédiaire, celui d'assassin touché par la grâce, inspiré par les écritures. Non, sans même attendre qu'elle ne montre sa dévotion d'abord, il a fait d'elle une prêtresse. Il lui a offert l'un de ses objets personnels, en lui demandant, avec ses méthodes oniriques habituelles, de le servir. Il l'a libéré des drogues qui empoisonnaient son sang, et des liens qui retenaient ses articulations. Elle n'a pas failli à sa tâche. Elle s'est vengé : c'était la première étape. Désormais, elle doit venger l'humanité. C'est ce qu'elle fait, aussi.
Pourtant, le Juste, ingurgitant des fruits secs en fixant le monde avec une fascination mêlée d'appréhension, sentait que c'était un mauvais jour. Il savait ce qui allait se passer, sans le savoir. Il avait une vague idée de quoi, et de qui. Sans savoir pourquoi ni comment.
Ses yeux s'humidifièrent. Les larmes n'étaient point abondantes, mais courantes quand même chez lui, parce qu'il avait un lien tout privilégié avec le premier cercle de ses fidèles, et qu'il ressentait tout le mal qu'ils allaient lui faire subir en s'égarant sur un chemin qui ne leur était pas réservé. Il pressentait aussi tout le mal qu'il allait leur faire ressentir pour qu'ils acceptent leur rédemption.
Elle était jolie, du moins, il le supposait, pour une humaine. Il savait qu'elle n'allait pas le faire exprès. Mais est-ce que c'est une excuse ? Pas pour lui. Et même elle, dans la même situation, doit ne pas avoir de pitié. Une erreur de jugement, de compréhension, qui provoque des douleurs et des morts, doit être puni. A fortiori si l'erreur vient de l'un de ses porte-couteaux.
Il pourrait envoyer un autre prêtre pour dispenser sa Loi, tout comme il aurait pu faire ainsi pour le libérer, mais il ne le fait pas. Sparshong sait se salir les mains, c'est aussi l'une des qualités qu'il apprécie tout particulièrement. Il déplie ses genoux, comme une fleur qui éclot, passant de l'assise en tailleur à la tenue debout et droite. Il s'engage sur l'escalier qui descend vers le Monde. Elle allait le servir, annoncer Sa Parole... et elle va échouer. Pire, elle va elle-même devenir fautive.
A chaque marche qu'il foule de son pied, il se rapproche un peu plus d'elle. Il est à des milliers d'années-lumière, mais la contemple comme si elle n'était qu'à quelques mètres. Il prend son temps. Il sait qu'il arrivera juste à temps pour la voir devenir ce qu'elle traque en Son nom.