Le soleil déclinait doucement à l’horizon qui se teintait de pourpre comme un incendie semblant se propager au ciel tout entier. Les petites maisons de bois alignaient leurs murets le long de la ruelle qu'elle arpentait. Elle devait être folle, c'est du moins ce que son amie ne cessait de lui répéter jour après jour. Aller ainsi se perdre dans cette ville, au gré de ses promenades, quitter son appartement du quartier occidental de Seikusu pour s’enfoncer dans les méandres de la cité, sans protection, était parfaitement déraisonnable. Mais tout dans cette ville était fascinant, tellement différent de tout ce qu'elle avait connu à ce jour. Lorsqu'elle avait quitté l'Europe pour se rendre au Japon, elle ne s'attendait pas à un tel changement, tout y était étrange et imprévu. Elle s'était sentie tout de suite mal à l'aise dans le quartier réservé aux étrangers, où l’on vivait en s’observant à la dérobée, prisonniers de pesantes conventions.
Elle voulait connaître cette ville qui s'étalait sous ses pieds, rencontrer ces gens étranges qu'elle croisait parfois, vêtus de somptueux kimonos, ces femmes mystérieuses qui semblaient flotter plus qu'elles ne marchaient, comprendre ce monde interdit. Seule, elle tentait d’apprendre des bribes de japonais. Seule, elle partait donc tous les jours en promenade, regardant, écoutant ces mots sans sens autour d'elle, tentant d'en saisir l'essence si exotique. Mais aujourd'hui, il fallait qu'elle se l'avoue, elle aurait mieux fait de rester chez elle. Elle s’était bel et bien perdue, au milieu de la cité inconnue, dont elle ne comprenait ni le langage, ni la culture.
Elle réprima à grand peine la panique qui commençait à la gagner et essaya de trouver un endroit d'où elle pourrait se repérer. Malgré sa frayeur, elle ne cessait d'observer le décor qui s'offrait à elle. Cette ville était un vrai dédale mais chaque passage emprunté s'ouvrait sur un jardin ou sur une petite maison de bois ouvragée ou encore sur l'un de ces petits marchés si parfumé et coloré qui l’enchantait. Alors, à tant marcher les sens aux aguets, elle en avait perdu toute prudence et s'était enfoncée dans les artères tortueuses, bien plus loin qu'elle ne l'avait jamais fait. Elle finit par se rendre compte que les habitants la dévisageaient avec curiosité, avec une certaine hostilité même. Sans doute était-elle la première européenne à oser s'aventurer dans ce quartier et elle devait avoir un air complètement égaré. Elle avait beau chercher du regard, pas un endroit qui lui rappela son parcours. Et quand elle croyait en trouver un, quand un pignon de maison l'attirait, lui rappelant quelque chose de déjà vu, c'était toujours une fausse piste qui la perdait encore davantage. Il allait falloir qu'elle se résigne à demander de l'aide, tant bien que mal. Elle se dirigea avec appréhension vers ce qui ressemblait à une petite boutique, pensant qu’un commerçant serait plus a même et plus apte peut-être à la comprendre.
Un groupe de jeunes gens se tenait devant l'échoppe. Ils la regardaient s'avancer vers eux avec curiosité. C’était bien la première fois qu'une de ces femmes étrangères venait se perdre ainsi au milieu des ruelles de la ville. C'était bien la première fois que l'une de ces étrangères hautaines s'aventurait, seule et à pied, dans les vieux quartiers de la ville. Elle semblait perdue et avançait avec appréhension, regardant à gauche et à droite, comme pour chercher un point de repère, quelque chose qui lui permette de retrouver son chemin. Elle s'adressa à eux dans un langage étranger qu'ils ne comprirent pas. Tout juste comprirent-ils son Japonais, piètrement prononcés. Ils se regardèrent en haussant les épaules, ne sachant pas vraiment comment se comporter en présence de cette étrangère. Officiellement, les étrangers étaient les bienvenus dans le pays, mais le comportement qu'ils adoptaient face aux Japonais les avaient vite rendus impopulaires. Finalement, ils convinrent, en l’entendant répéter « Doko » à tout bout de champs, qu'elle était perdue et devait demander son chemin. Un des jeunes hommes lui fit signe de le suivre, pointant son doigt vers une ruelle.
Lana remercia en souriant doucement, joignant ses mains sur sa poitrine et abaissant la tête, comme elle l'avait vu faire par bon nombre d'autochtones. Elle espérait ne pas être trop ridicule et plus que tout, souhaitait que ces jeunes gens l'aient comprise et lui permettent de sortir promptement du labyrinthe de rues dans lequel elle s’était irrémédiablement égarée ; il se faisait tard et elle devait rentrer avant de faire une bêtise...Elle emboîta le pas à son jeune guide, le suivant dans l'étroite ruelle, dont l'aspect peu engageant lui aurait fait rebrousser chemin si elle avait été seule. Elle se rapprocha de lui et tenta de lui faire comprendre qu'il fallait marcher plus vite...Elle s'affolait et se rendit compte que ses gesticulations devaient paraître complètement incohérentes. Elle secoua la tête d'un air navré et lui fit des signes désespérés pour qu'ils poursuivent leur route.
Ils continuèrent leur chemin, à travers la vieille ville. La pluie de la veille avait rendu les voies terriblement boueuses et le bas de sa robe ne garda plus que le souvenir de la couleur blanche des dentelles. Les rues devenaient de plus en plus étroites, de plus en plus désertes aussi. Ils tournèrent au coin d'un immeuble pour se retrouver dans un cul de sac. En face d'elle se dressait un grand mur aveugle. Elle se tourna vers son guide qui la regardait en souriant, les yeux brillants. Ce n'est qu'alors qu'elle constata que trois autres jeunes gens les avaient suivis et qu'ils lui barraient le passage. Ils la regardaient, la détaillant fixement, et commencèrent à avancer vers elle.
Pour un regard extérieur, elle serait en danger. Sa route se finirait ici et sa nuit ne ferait que commencer...Elle resta impassible, ne comprenant que trop bien ce qu'ils voulaient. Elle ne savait pas trop comment aborder la situation, elle pouvait se défendre, allégrement même, mais commencer sa vie Japonaise dans un bain de sang ne lui plaisait pas tant que ça. Elle se voulait plus discrète que ça...