Telle une tâche d'encre sur la feuille d'un psychiatre, la jeune - car 9 siècles reste une existence jeune, à l'échelle du monde - Muse resplendissait de tout son noir au milieu du parquet ciré. Et Daclusia, lui, simple goute noire dans une mer de bleu, gravitait autour de cette masse sombre qui avait pénétré dans sa demeure. Tout du moins, son regard gravitait, et il avait bien du faire une bonne demi douzaine de fois le tour de la demoiselle.
Comme à son habitude, il ne répondit pas immédiatement, laissant son visage parler pour lui, les flammèches de son regard articulant: " Qui es-tu, ô visiteur ? ", et son demi-sourire semblant y répondre: " Ha... Je vois. "
Soulevant ses coudes du comptoir, le maître des lieux attrapa du bout du doigt une belle clef ouvragée. Sur la tige, une plume gravée. Sur l'anneau, une inscription. " Derrière chaque vie, une poésie. "
Accompagnant sa réponse de vers, il tendit la clef à son invitée.
" Orgueilleux je serais de prédire
Si je saurais vous divertir;
Si c'est le repos que vous cherchez,
Vous êtes à la bonne maisonnée ~ "
Esquissant un clin d’œil à la jeune femme, Daclusia compléta d'une phrase avec laquelle il ne trouvait aucune rime:
" Chambre 4. "
Il fit le tour du comptoir et avança vers le grand couloir en U, tourna à gauche et chantonna:
" En effet vous semblez bien lasse,
Mais s'il est vrai que la vie agace,
Le hasard attend au tournant,
Oubliez donc votre tourment ~ "
Il ne fallu pas longtemps pour atteindre la dite chambre, assez longtemps cependant pour tendre au regard de la Muse une étagère remplie de recueils de poésie, un portrait de Victor Hugo, et un tome blanc, ouvert, posé sur un piédestal, où des écritures très différentes les unes des autres avaient gribouillé quelques vers, aux sonorités plus ou moins joyeuses.
Tourne tourne,
Jolie poupée,
Tourne tourne,
Toute la journée.
Dans la vie, une seule constante
Le changement fait peur aux gens
Et cette vérité dérangeante
Je leur rappellerais prestement.
Toi qui pose tes yeux sur ces lignes,
Je lève mon verre et crie: " Santé! "
Partageons le jus d'une vigne,
Prends le temps, dans la vie, de profiter.
Au bord du livre, une plume, laissant à qui en a l'envie le pouvoir de participer à l'ouvrage. Ouvrant la porte de la chambre à sa future propriétaire, Daclusia laissa entrer celle-ci avec une révérence polie, puis s'éclipsa non sans préciser que
" Si vous avez besoin de moi, n'hésitez pas à déambuler dans les couloirs, je finirais bien par vous trouver. Si vous êtes plus pressée, il y a une sonnette à côté de la porte. "
La chambre était aux mêmes tons que Muse; noire, mais d'une beauté irrésistible. Un majestueux lit à baldaquins trônait en son centre, dont l'absence de bord lui donnait plus l'impression d'un gigantesque coussin bordé de petits oreillers. Dans un coin de la pièce se tenait une grande armoire remplie de robes, chemises de nuits, pyjamas, nuisettes; en fait d'une garde robe entière visitant tous les styles vestimentaires, aussi bien les tenues de nobles que celles de prolétaires.
Sur l'un des côtés de la pièce, une coiffeuse au miroir finement ouvragé, proche d'une porte-fenêtre, derrière laquelle se tient un balcon en pierre donnant sur un paysage reflétant l'état d'esprit de celui qui le regarde. Tempête, plaines ensoleillées, étendues enneigées ou désertiques...
À l'opposé, un bureau doté d'un encrier et d'une plume, ainsi que de plusieurs tomes vierges, pour laisser au propriétaire des lieux donner libre cours à son imagination.
Juste à côté de la porte, un parchemin indiquait les horaires des repas, les différents services disponibles dans la propriété, ainsi qu'un plan des lieux. Sous celui-ci, un petit tabouret sur lequel se trouve une clochette en argent, un dragon sculpté dormant sur son manche. Enfin, pour compléter le tableau, une horloge à balancier haute comme un homme tanguait tranquillement de droite à gauche, et indiquait qu'il était encore tôt dans la soirée; l'heure du repas n'est pas encore passée.