Dans sa course, son pied rencontra une flaque d'eau. Mais elle ne s'arrêta pas. Mettre des bottines ce soir n'était pas une si mauvaise idée, finalement, ça lui évitait d'avoir les pieds trempés. Alors que le soleil n'était plus qu'une faible lueur à l'horizon, laissant derrière lui un ciel rouge pastel tacheté par les quelques nuages qu'il restait, elle était une vive étincelle de vie, avec trois flics municipaux sur les talons. Et elle souriait, la bombe de peinture à la main. C'était juste un tag merde, un joli tag rose fluo! Ça rend les villes moins ternes et ça embellit les murs. Et puis c'est toujours drôle d'écrire "Ur fukked kid" sur la façade d'un commissariat. Les ados bourrés avaient de quoi regagner le sourire avant leur garde à vue. L'ironie, c'est que personne n'avait rien remarqué, jusqu'à ces trois là qui revenaient de patrouille.
Ils n'ont sûrement pas bien vu son visage, étant donné qu'elle portait un sweat-shirt gris foncé dont la capuche était rabattue sur sa tête. S'ils la perdaient, ils ne réussiraient jamais à remettre la main dessus. Leurs foulées étaient pataudes et maladroites, alors qu'elle, elle filait comme le vent. Quand elle eut enfin l'occasion de disparaitre dans un coin, la chance se mit à lui sourire. Un lycéen, qui rentrait chez lui, et qu'elle ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam. A sa vue, elle retira son survêtement et en fit une boule autour de sa bombe de peinture, qu'elle cala entre sa main droite et sa hanche, alors qu'elle attrapait l'inconnu par le col et l'entrainait sur un pas de porte. Elle se plaqua dans le petit renfoncement, jeta le vêtement derrière ses pieds et l'embrassa, le temps que ses poursuivants ne passent devant eux et continuent leur chemin. Et puis elle le repousse, en vérifiant qu'aucun poulet ne revienne à la charge.
Le jeune homme avait devant lui le portrait type de la fille peu fréquentable: des cheveux longs et bruns, détachés et rabattus derrière son oreille gauche, percée au lobe et sur le haut du pavillon tout comme l'oreille droite. Une bien jolie fille aux yeux noisette et au regard à la fois vif et vil. Et bien qu'elle avait l'air d'attirer les ennuis comme un aimant, le jeune homme avait l'impression d'avoir eu un énorme coup de bol pour que l'univers entier se soit organisé de façon à ce que, à ce moment précis, il se soit trouvé là pour se faire voler un baiser par une parfaite inconnue. Elle n'avait pas l'air asiatique, et sa peau rose pâle en était la preuve la plus flagrante.
Une fois sa vérification faite, elle s'adossa encore à la porte, en lui jetant un sourire complice. En comptant le haut qu'elle venait de laisser en vrac par terre, elle portait un simple T-shirt noir à manches courtes, sur lequel on pouvait voir un crâne de paillettes argentées en train de tirer la langue. Il ne s'en était pas rendu compte parce qu'il n'était pas bien grand et qu'elle l'avait embarqué avec force, mais elle était plutôt menue, relativement petite, et paraissait un peu plus jeune que lui, au bout du compte. Et le fait qu'elle ait une petite poitrine, de petits seins ronds cachés dans son soutien-gorge, renforçait davantage ses airs de garçon manqué. Avec ça, soutenu par une épaisse ceinture cloutée, un jean taille basse orné de chaînes dorées, dont le bas des jambes avait été éclaboussé par les flaques dans lesquelles elle avait couru. Elle entrouvrit ses lèvres fines pour commencer à parler, le laissant apercevoir sa petite langue rouge, et découvrir sa douce voix:
"Putain, t'embrasses mal! J'ose même pas imaginer comment tu baises!"
Jessica Price, tout juste la vingtaine, était une sale gamine. Insolente, délinquante, elle n'avait jamais sa langue dans sa poche et ne montrait de respect qu'à son père. C'était à la fois une fille délurée et une casse-cou comme on en fait plus, passionnée de skate et de BMX depuis sa première gamelle sur la planche, quand elle avait sept ans. A force de soirées, elle avait pris gout à la bouteille et aux médocs, et avouons-le, avec son tempérament turbulent, à la baston. Malgré sa petite corpulence, elle s'était fait connaitre dans le quartier de Londres où elle avait grandi pour avoir tabassé trois types qui avaient envoyé son frère aîné à l'hôpital, quand elle avait quatorze ans. Mais comme elle le dit elle-même, elle avait pour elle l'effet de surprise, et le fait que ces abrutis ne savaient pas vraiment se battre. Malgré le fait que sa famille ait des moyens et que ses parents ne la laissent jamais sortir à part pour les cours de chant le samedi, Jessica avait choisi la rue. Elle faisait le mur depuis le collège, et s'était fait beaucoup d'amis que ses parents auraient détesté s'ils les avaient connus. C'est parce qu'elle était un garçon manqué et qu'elle n'avait connu que des hommes violents ou queutards qu'elle s'était tourné vers les femmes et la douceur de leur peau contre la sienne, vivant sa première expérience avec une de ses amies. Bien qu'elle soit physiquement toujours vierge, elle avait connu les plaisirs intimes de la masturbation mutuelle, uniquement avec les amies et les coups d'un soir. Jess ne jurait que sur sa petite bible de poche, qu'elle transportait toujours avec elle.
Oh oui, tiens...Elle tira le livre de sa poche arrière, et l'ouvrit: les pages avaient été creusées, aménagées pour y cacher une flasque de fer qu'elle attrapait et débouchait.
Une gorgée, et c'est reparti. Elle avait un gout étrange à faire passer, de toute façon. Elle se décollait du mur, et s'en allait en ignorant totalement le jeune homme qu'elle venait d'embrasser, reprenant son chemin en fredonnant.
Ça faisait un an et demi qu'elle était à Seikusu maintenant, vivant dans un petit appartement avec une colocataire qui vivait en parallèle. Elles ne se parlaient jamais, énorme contraste entre la brillante étudiante qui n'a pour seule préoccupation que d'arriver première de sa promo, et notre petite punk, coursière, qui chantait en amateur dans les boîtes et cabarets les vendredis et samedis soir. Sa chanson de prédilection était Spit it Out, de Slipknot, avec laquelle elle pouvait enflammer la scène de sa voix aux tons à la fois doux et agressifs. Son nom de scène était Heartbeat, parce qu'elle emportait le moindre de vos battements de cœur dans la musique. Malgré tout ça, le surnom qu'elle affectionnait le plus était celui qu'on lui avait attribué à ses seize ans: l'Hirondelle. Ses parents trouvaient ça joli et mignon, parce qu'ils ne savaient pas d'où ça venait.
On l'avait nommée ainsi par extrapolation, à cause du cocktail qu'elle s'était inventé: un mélange de diverses boissons fort alcoolisées, de la boisson énergisante, dans lequel elle avait pilé des anti-dépresseurs et des anti-douleurs. Elle avait fini par appeler ce cocktail l'Hirondelle, à cause de cette étrange faculté qu'elle avait de prévoir la pluie quand elle en buvait. Jess n'a jamais connu une autre personne qu'elle capable de boire de l'Hirondelle sans tituber et gerber, ou faire un malaise dans le pire des cas. Elle était également la seule à en apprécier le gout, ajoutant que "plus c'est frais meilleur c'est, mais chaud c'est dégueulasse". Pour ses amis, l'état d'Hirondelle était un étrange milieu entre bourré et défoncé, raison pour laquelle ils ont fini par la nommer ainsi. Quand elle en boit, Jessica devient euphorique, surexcitée, déjantée, et un peu plus tolérante à la douleur. L'effet dure un bon moment, et si elle en boit trop, elle se réveille le lendemain avec une migraine carabinée. Elle a une bouteille de douze litres d'Hirondelle dans un mini-frigo, dans sa chambre, et qu'elle renouvelle régulièrement. Néanmoins, elle en transporte toujours dans la flasque dissimulée dans sa bible.