Érogène Jones est assis, adossé contre son arbre. Devant lui, le feu de Selene le réchauffe peu à peu. Pas autant cependant que le corps de la belle lovée contre lui. Il est immobile. Ses sens aux aguets captent chaque bruit de la forêt, chaque bruissement du feuillage, et le crépitement des buches manque parfois de le faire sursauter.
Ne dormez pas. Voila ce que Selene lui a dit. Pendant qu'elle s'activait dans la nuit, alors qu'il grelottait dans le manteau généreusement rendu, il restait éveillé pour ne pas se laisser mourir. Mais le risque est écarté, grâce aux talents de Selene. A présent, s'il se force à rester éveillé, ce n'est plus qu'à cause de la peur. Jones, de quoi as-tu peur? Tu as peur que la fée revienne, avec son méchant regard et ses pouvoirs étranges pour se venger de Selene. Tu as peur que cet instant de répit bien mérité te glisse entre les doigts. Tu as peur de ne jamais te réveiller, une peur stupide qui est due à une autre angoisse tout aussi stupide : cette sensation gênante, inhabituelle de ne pas être aux commandes, d'être perdu dans un environnement qui t'échappe, et qui prend le pas sur la réalité pour laquelle tu es programmé. Formaté jusqu'au bout des ongles par Effy. Et peur aussi, tu le sais, de perdre cette belle Selene et ses bras qui t'enlacent, son souffle chaud contre ton cou, rythme rassurant dans cette nuit de folie.
Alors il reste éveillé. Il pense, il fait et refait le bilan de la nuit. Il se force à scruter les environs à la recherche de la fée, et même à se concentrer sur la douleur de son crâne ou le froid qui lui glace encore le visage, exposé qu'il est à la brise assassine. Puis, il essaye de limiter sa perception au corps de Selene et à la chaleur du feu. Un feu si beau, avec des flammes vives qui dévorent les grosses buches crépitantes. Des flammes qui montent à la hauteur de ses yeux, et dans lesquels son esprit vient se perdre.
Billy Nose.
Pourquoi diable est-ce qu'il pense à Billy Nose?
Jones se demande quel chemin tordu a bien pu suivre son esprit pour aller déterrer ce foutu irlandais. Il pensait l'avoir enfermé dans la remise de sa mémoire, et avoir jeté la clef...
Et pourtant, tout à son étonnement, il se laisse submerger par le flot de ses souvenirs. Leur première rencontre sur ce bateau, poignée de main chaleureuse, sourire franc, regard pétillant de malice. Billy était un jeune homme plein de vie, et d'une grande intelligence. Un véritable génie de l'informatique, ce qui lui valait sa place à bord. Il avait du charme, de la prestance... Un physique ingrats, qu'il parvenait à compenser avec un intellect, et une personnalité hors du commun. Jones était jaloux. A vrai dire, il crevait de jalousie, car s'il y avait bien une chose qui lui manquait et qui lui manque toujours, c'était bien de la personnalité. Il enviait son aisance naturelle, son magnétisme... Billy séduisait toutes les femmes de l'équipe, Effy la première. Ce qui a l'époque -dans sa grande naïveté- l'avait profondément blessé. Et pourtant, ce n'est pas ce qui l'a marqué dans le personnage de Billy Nose. C'était son ambition. Il était né sans rien, plein d'une colère que personne ne pouvait comprendre. Contrairement au reste des déshérités, Billy sentait très clairement les barreaux de sa cage. Il débordait de rage contre ce monde injuste, qui l'obligeait à trimer comme une bête de somme. Et sa conclusion : Un million de dollar... C'était l'objectif qu'il s'était fixé. Le prix de sa liberté, son billet pour rejoindre l'équipe gagnante. Il était prêt à tout, à vraiment à tout pour atteindre ce foutu million de dollar. Et il y serait peut-être parvenu.
Et soudain Jones sait pourquoi il pense à Billy Nose. Une autre forêt, un autre feu de camp. Ils étaient resté à parler sous les étoiles, en partageant une bouteille de whisky. L'irlandais lui parlait de son enfance, son île natale où l'herbe est toujours verte et où les frères se haïssent. Il lui parlait du peuple fée. Quand il avait dix ans, lui racontait Billy, il s'était enfui de chez lui pour partir à la recherche d'un lutin. Il avait prit un gourdin pour l'assommer, parce qu'il voulait le capturer et le forcer à lui dire où était son trésors. Un fabuleux trésors de lutin qui peut résoudre tous les problèmes... Il était rentré bredouille, mais Jones réalisait avec stupeur que Billy n'avait jamais cessé de chercher ce lutin, et que c'était la raison pour laquelle il avait l'amené au cœur de cette forêt, avec des rêves un peu fous et une bouteille de wisky. Il croyait au peuple fée. En fait, il était prêt à croire à tout ce qui pouvait lui donner une chance. Et à la lueur du feu de camp, Érogène regardait des larmes d'enfant briller dans ses yeux.
J'aurais aimé que tu sois ici, Billy. Tu aurais réalisé que même les rêves d'enfance sont truqués, que les fées ne donnent sa chance à personne. Mais j'aurais pu te consoler, et te donner mon million de dollar, mon ticket pour l'équipe gagnante dont tu aurais fait un usage tellement meilleur que le mien...
Mais Billy ne peut plus être là, parce qu'il est ailleurs, en morceau dans des sacs en plastique. Son avidité, son manque de scrupules faisaient de lui un outil dangereux. Dangereux pour Hosaka. Une mission qui échoue, et quelqu'un, quelque part décide que c'est la faute de Billy Nose. Ce pouilleux d'irlandais n'a pas tenu sa langue, tout à sa hâte de gagner son million, il est parti se vendre à la concurrence. Lorsque l'argent s'est mit à couler dans ce sens, Effy s'est emparée du dossier. Elle a chargé Jones de l'emmener dans les bois et de lui mettre le sac sur la tête, puis elle s'est chargée de lui ouvrir la gorge avec un couteau papillon. Jones a détesté la manière qu'il a eut de mourir, en poussant tous ces cris de rage, ces gargouillis étouffés qui l'ont hantés pendant des mois.
Les raccourcit de la vie ne sont pas fait pour ceux qui en ont besoin. Jamais., lui dit Effy en essuyant sa lame, S'il l'avait su, cet imbécile serait encore en vie. Jones pousse un profond soupire, et tire le rideau sur son ami Billy Nose.
-Fare thee well gone away.
Il réalise après coup qu'il l'a dit à voix haute, et que Selene le regard d'un œil perplexe. Il lui répond d'un sourire, et pose un baisé sur son front. Soudain, tous ses malheurs lui semblent bien lointains.
-Merci, Selene. Pour le feu, pour la fée, pour tout le reste.
Et sa reconnaissance est réelle. Tout du long, il n'a été qu'un poids mort, une cinquième roue du carrosse qu'elle aurait mieux fait de laisser derrière elle. Une part de lui même est frustré par cette situation, mais d'un autre côté... Il sait pertinemment que la jeune fille est plus que ce qu'elle prétend être. La manière dont elle a traité le deal, son magnifique lancé de couteau, et le fait qu'elle soit restée aussi alerte malgré le froid et la fatigue... Elle n'est manifestement pas ordinaire. En temps normal, il se serait méfié, aurait essayé de lui tirer les vers du nez. Peut-être même qu'il serait partit du principe qu'elle lui cachait quelque chose depuis le début, et que mieux valait se débarrasser d'elle dans les plus brefs délais. Mais pas ce soir. Parce que ce soir, il s'est souvenu pour la première fois depuis longtemps que si la paranoïa maintient en vie des types comme lui, elle prive le monde de types comme Billy Nose. A sa grande surprise, cette pensée lui fait monter les larmes aux yeux.
Sans même y penser, il caresse la joue de Selene du dos de la main, avant de la plonger dans sa chevelure. Il ferme les yeux juste au moment où il l'embrasse. Qu'ils aillent tous se faire foutre. Toi aussi, Effy.
(Pardon pour le retard et pour ce post interminable ><)