Érogène Jones pousse la porte du bar, et laisse la chanson remplacer le son de la pluie. Lumière orangée, douillette, sur la trentaine de têtes tournée vers la scène. Une scène sur laquelle une jeune fille blonde se trémousse en susurrant des mots d'amour devant un micro. Un endroit comme il les aime, loin des bars étudiants et leurs néons ridicule. Des tables, des nappes blanches, un mobilier juste assez délabré pour être respectable. Cette odeur de cigarette et de mauvaises pensées laissées à la porte, qu'il associe au confort d'un verre en fin de journée.
Il accroche son parapluie et se dirige vers le comptoir. Un siège pour s'assoir, un autre pour poser son imperméable. Il passe une main dans ses cheveux pour en faire tomber les dernière goûtes et attend que Niiro daigne le remarquer. Niiro le barman, avec ses yeux rieurs et ses grandes mains malhabiles, qui fait la conversation à quelques clients. Mais déjà, il tourne la tête, et affiche un demi sourire qu'Érogène lui rend aussitôt.
Une enjambée et ils se serrent la main. Pas de japonaiseries entre eux, juste une poignée cordiale, comme deux camarades qui ne se sont pas vus depuis des années. Ce qui est le cas.
-Érogène Jones en personne. C'est un honneur.
-Niiro. Arrête tout de suite de me faire marcher.
-Seulement si tu m'appèles Pablo. Les temps changent, tu le sais bien.
Le sourire de Niiro -Pablo- s'élargit. Jones remarque qu'il porte un complet crème, juste un peu trop clair comme à son habitude. Il l'a toujours apprécié. Des manières, de l'esprit et un franc parlé peu commun, un garçon bien trop chaleureux pour l'univers glacial du renseignement corporatiste. Sa reconversion est certainement une bonne chose. Un jeune homme dont les talents ne seront pas gâchés en vaines querelles budgétaires, et qui ne finira pas échangé contre une source plus précieuse. Une petite victoire sur le Dieu Profit, toujours bonne à prendre.
Mais déjà, le visage de Pablo se fend d'une grimace qu'il doit penser compatissante, alors qu'il détourne le regard.
-J'ai appris pour Effy. Sale histoire...
Le sourire d'Érogène ne vacille pas. Il lève le bras et désigne une bouteille de bourbon hors d'age, quelque part derrière le comptoir.
-Verse-en moi un, tu veux?
Pablo s'exécute, le visage fermé, et se sert lui aussi une rasade. Ils trinquent, yeux dans les yeux, aux amis trop tôt disparus. Un jeune homme en tablier a reprit les reines, et s'occupe de servir les clients. Ils peuvent parler en toute tranquillité.
Leur dernière rencontre, dans un karaoke quelconque d'une ville quelconque. Une fête post-débriefing durant laquelle ils avaient tous beaucoup trop bu. Cette nuit là, Effy était aux anges, et il avait chanté avec elle les paroles de
paint in black, sous les applaudissement de toute l'équipe. Cette nuit là, il était jeune, stupide, et il avait rit avec Niiro, plaisanté sur la vie et la mort. Cette nuit là, ils trinquaient à l'avenir, et ils le faisaient avec allégresse.
La voix paisible de Pablo le ramène au présent.
-On se débarrasse d'abord des affaires?
Et Érogène d'acquiescer en silence. Ando et sa fichue
dette.
Son vieil instructeur l'a appelé il y a deux heures. Voix bourrue, alors qu'il lui répondait que non ça ne pouvait pas attendre. Érogène a été surprit -et il l'est toujours- de l'entendre réclamer si tôt son renvoi d'ascenseur. Ando étant Ando, il aurait été moins surprenant qu'il garde cette option sous le coude jusqu'au jour où il serait prit à la gorge, le jour fatidique où seul Érogène pourrait le sortir de la mouise... Peut-être que ce jour est arrivé. Ou peut-être qu'Ando n'estime plus vraiment sa valeur opérationnelle. Dans un cas comme dans l'autre, il a du soucis à se faire.
Pablo se baisse, et récupère quelque chose sous le comptoir. Une enveloppe de papier craft, sans étiquette, qu'il fait glisser vers Jones en silence.
A l'intérieur, un feuillet d'une vingtaine de pages.
-Le vieux a dit que tu pouvais le garder, Jones. Mais tu dois le lire sur place et me donner une réponse. Il devient prudent ces temps ci.
Ces derniers mots ont été prononcés d'une voix morne. Probablement pour faciliter sa lecture, Pablo lui verse un dernier verre avant de prendre congé. Érogène soupire et attaque la première page.
Des instructions, des plans, des photographies... Exactement ce à quoi il s'attendait. Il lit lentement, revenant parfois en arrière pour ne manquer aucun détail. Quelque-part à la frontière de sa conscience, une nouvelle chanteuse vient d'entrer en scène. Bien plus appréciée, sil en croit les exclamations des spectateurs. Il relève un instant la tête, intrigué par les étranges paroles et cette voix enchanteresse qui l'empêche de se concentrer. Dieu qu'elle est belle... Quel visage, quelle silhouette... Quel timbre chaleureux et lointain à la fois
Le jeune homme la contemple un moment, en sirotant son verre de bourbon. Il est presque sûr d'avoir croisé son regard, ce qui le trouble plus que de raison. Mais ce n'est pas le moment, Jones. De la discipline. Jusqu'à ce que tu en ais finit avec cette foutue dette, tu dois être d'une rigueur opérationnelle. Les proies attendront. A contrecœur, il revient au feuillet et finit sa lecture.
Voyant qu'il vient de terminer, Pablo est revenu le voir. Lui aussi à l'air d'apprécier la voix de Miya. Sourire appréciateur, qui rappèle à Jones qu'il adore la chanson. Le pourquoi de l'endroit, sans doute. Mais Pablo aussi a un travail à faire. Lorsque son regard revient sur lui, son visage est on ne peut plus sérieux.
-Alors?
-Alors Ando est devenu fou.
Le barman lève d'une main apaisante, tandis que l'autre leur sert une nouvelle tournée.
-Ne tire pas sur le messager, Jones. Mais tu me dois une réponse.
Il répond d'un sourire en coin, et avale son verre d'une traite, pour indiquer que ce qu'il vient de lire demande bien un remontant.
-Je ne dis pas que ce n'est pas dans mes cordes. Ça l'est, d'accord? Mais trois jours, sérieusement? C'est moins de temps qu'il ne me faut juste pour boucler l'enquête préliminaire...
-Le vieux pense que tu devras te passer d'enquête. Que tu devras choisir quelqu'un qui est déjà sur ton radar. C'est ce qu'il a dit, Jones.
-Mais pourquoi il n'utilise pas une de ses propres filles? Ou une indépendante? Les lanternes roses c'est pas ça qui manque, sur le marché.
Il se devait de poser la question, mais il connait déjà la réponse.
-Tu as vu le nom du chef de sécurité?
-Aoi Takahashi.
-Exactement. Un ancien lampiste du vieux, comme moi. Un bon. Très bon, même...
-Et Ando pense qu'il a gardé des contacts parmi ses gars...
Pablo hoche la tête, les traits empreints d'une gravité qui ne lui correspond pas. Toi, Pablo, tu es dans la confidence? Barman rangé mon œil.
-...Et il pense aussi que Takahashi a un œil sur le marché.
-C'est pour ça qu'il a besoin de toi, Jones. Tu devrais être content, c'est une occasion inespérée de te débarrasser de ta dette.
Sourire crispé. C'est une occasion inespérée... sauf que ce n'est pas aussi simple. Le vieux renard le sait parfaitement. Les filles "sur mon radar", je leur ai fait l'amour et les ai laissée derrière moi sans même me retourner. Pour une lanterne rose à usage unique, elle sont toutes utilisables, en théorie. Une théorie qui exclue malheureusement ma vanité. Même si je sais tout de la plupart d'entre elles, si je peux les manipuler, les mettre à ma botte sans le début d'une enquête préliminaire... Il est hors de question que moi, Érogène Jones, je m'abaisse à revoir une victime. Que je revienne à une ancienne proie poussé par le besoin. Pas dans cette vie, Ando, ni même dans la suivante...
La chanteuse a entamé une nouvelle chanson, et les deux hommes tournent la tête pour l'écouter un moment. Son corps magnifique ondule à la lumière des projecteurs, et son regard véron hypnotise l'assemblée. Elle est si pure, si leste... Et cette fois, il est certain qu'elle l'a regardé. Soudain, les affaires semblent bien lointaines. Les problèmes dérisoires... Jones a envie de velours, d'aller savourer ce délicieux bourbon à la chaleur d'un feu de bois, avec cette voix sublime soufflant sa chanson depuis un vieux gramophone.
Mais cela lui passe vite.
-Elle est belle Pablo.
-Ma meilleur recrue, tu peux me croire.
Il distingue une certaine fierté dans la voix de son ami. Soudain, un sourire étire les lèvres de Jones, alors que le frisson de la chasse traverse tout son corps
-Une recrue, hein? Alors tu dois avoir son dossier quelque part.
Il sent Pablo se raidir dans son dos. Il ne dément pas. Comme lui, il pense que ce dossier rend inutile toute enquête préliminaire. Mais c'est une idée qu'il n'aime pas.
-Dis à Ando que j'accepte, mais que j'ai quelques conditions. Rien que du très raisonnable. Remboursement des frais, tout d'abord. Et ensuite... je vais avoir besoin de jeter un coup d'œil à certaines tes archives.
Cette réponse non plus, Pablo ne l'aime pas.