Été 2010. Quatorze ans déjà.
Gou Ryôrei, patriarche fatigué, veuf depuis longtemps et alors âgé de 78 ans, était encore de ce monde, le sourire aux lèvres. Il lui manquait bien quelques dents, certes, mais rien qui n’aurait su entacher ce parfait témoignage de sa joie de vivre.
Sa santé n’étant pas toujours au beau fixe, le vieil homme ne se doutait cependant pas un seul instant qu’il ne s’écoulerait que très peu d’années avant qu’il ne passe l’arme à gauche.
Entouré de sa petite famille -dont le nom se perdrait après lui puisqu’il avait marié sa seule fille-, de quelques vieux amis et voisins, celui-ci coulait des jours heureux. Jours qui ponctuaient une retraite calme et paisible, mais aussi amplement méritée, puisque concluant une vie de dur, très dur labeur.
Gou aimait s’occuper de son jardin, méditer, pêcher avec Honda -son voisin afro-japonais, de douze ans son aîné- dans le lac jouxtant sa grande demeure ancestrale mais, par-dessus tout, Gou aimait sa famille. Puisque Honda et lui n’avaient été toute leurs vies que les hommes d’une seule femme, ceux-ci aimaient bien sûr ricaner et échanger quelques anecdotes croustillantes, ou rire ensemble en reluquant les jolies filles mais… plus que tout au monde, notre vieil homme, lui, n’avait d’yeux que pour les siens.
Non pas qu’il fusse vraiment jaloux, ou quelque chose comme ça, Gou devait bien avouer s’être trouvé terriblement mal, près de vingt-cinq ans plus tôt quand, lui qui n’avait déjà plus d’épouse depuis des lustres, dut se séparer de sa seule et unique fille. La chair de sa chair.
Puisqu’il la savait plus belle encore que ne l’était sa mère, Gou, en père très protecteur qu’il était, sut évidemment que ce jour viendrait, où un homme, quel qu’il soit, l’emmènerait loin de lui. Il s’y était préparé, même. Mais cela ne rendit pas les choses plus simples quand, enfin, ce jour vint.
Et comme celle-ci, accompagnant son mari par monts et par vaux les premières années, s’éloigna peu à peu, Gou, son père, finit par se sentir très seul.
Fort heureusement, quelques années passant, la providence fit son œuvre.
Gou n’aurait pu être plus gâté par la vie que lorsque la chair de sa chair engendra à son tour, donnant naissance à sa petite fille, à un véritable petit ange nommé, à juste titre, Tenshi.
Lui n’aurait pu être plus heureux qu’à ce moment, devenir grand-père signifiant alors se rapprocher de nouveau des siens, de sa fille, de la fille de sa fille… signifiant également : se sentir entouré. À nouveau.
Les visites de sa famille ne se furent pas non plus plus fréquentes, de façon purement et simplement magique non, mais, aussi espacées qu’elles étaient, celles-ci finirent par durer de plus en plus longtemps.
Comme s’il était devenu père à nouveau, Gou gâta Tenshi, l’emmena jouer, pêcher et jardiner. Il la couvrit de cadeaux chaque fois qu’elle vint le voir en vacances et… tout aussi simplement, il l’aima, pour ce baume qu’elle mettait à son coeur fébrile et vieillissant.
Seulement voilà, les années passant, comme tout autre enfant avant elle, et après elle sûrement, la jeune fille grandit et en vint à s’intéresser à bien d’autres sujets, eût bien d’autres envies. Évidemment, du fait de son âge, celle qui maintenant devenait jeune femme, avait bien mieux à faire de son temps que passer des semaines à rallonge à moisir là, à la campagne.
Quoi de plus naturel ?
Gou le comprenant très bien, ne lui en tint jamais rigueur.
Les années s’écoulant, les visites se raréfièrent. Tenshi ne passa plus, ou presque. Pas plus que sa mère, trop occupée à la ville. Le vieil homme continua d’envoyer des cadeaux lors des fêtes, des anniversaires ou, tout simplement lorsqu’il espérait un peu de courrier en retour… et en obtint toujours ce qui, chaque fois, lui donna à sourire.
Trop occupée par l’école, par ses études sans doute, sa petite fille qu’il aimait tant ne passa plus et… il se passa presque cinq ans sans qu’il ne la revoie. Le pauvre n’avait même pas reçu la moindre photo. Il fallait dire aussi que jamais il n’en avait demandé. Il n’avait pas osé.
Ce n’était que très récemment que Gou avait eu de ses nouvelles. D’après la lettre envoyée par sa mère, la jeune fille, qui venait de fêter ses dix-huit ans, souhaitait célébrer l’obtention de son baccalauréat avec mention en s’offrant une année sabbatique, ou quelques mois de congés au moins, de quoi lui laisser tout le loisir d’arpenter le pays tout entier.
Fier d’elle, mais aussi très friand de cette idée qu’était la sienne, le grand-père s’était empressé d’adresser une réponse à sa fille, se proposant de l’accompagner, du moins un peu, histoire de la féliciter comme de récompenser son mérite. Le vieil homme avait proposé d’emprunter à Honda, son voisin, son camping-car, et de faire un bout de route avec la désormais jeune adulte, de sorte à partager avec elle tous ces coins du pays que, plus jeune, il avait adoré.
À sa grande surprise, Tenshi, comme sa mère, avaient dit oui. La jeune fille lui avait même répondu, dans une lettre, qu’il était hors de question qu’ils se séparent en milieu de chemin. Lui disant dans son courrier comme elle avait hâte de le revoir, celle-ci lui avait même proposé de passer les trois prochains mois en sa compagnie, au moins, de juillet à fin septembre.
Là encore, le vieux Gou n’aurait pu être plus ravi.
Ne pouvant toutefois plus conduire, étant trop frêle, trop fatigué pour cela, c’est ce vieil Honda, lui-même, qui prit le volant de son camping-car, ce matin de juillet, pour emmener son ami auprès de sa petite-fille, tout près de cette vieille station-essence perdue en pleine campagne.
Heureux comme tout alors qu’ils traversaient le pays comme deux jeunes aventuriers, Gou et Honda rirent aux éclats des heures durant, le premier trépignant à l’idée de découvrir quel joli brin de femme était désormais Tenshi. Honda, comme à son habitude, ne put s’empêcher de lâcher quelques commentaires parfois salaces, mais Gou n’en dit rien, heureux surtout de savoir qu’il allait retrouver la chair de sa chair en bonne santé.
Arrivés à la vieille station sur les coups de midi, les deux papys s’installèrent sans gêne sur le parking, dépliant leurs deux petites chaises de campings, qu’ils posèrent à-mème le bitume, en attendant leur passagère et future colocataire, pour les trois prochains mois au moins.
Le vieil Honda, quatre-vingt dix ans, la pipe au bec, sifflant presque chaque fille qui passait, en ricanant, ne cessa de demander à son ami, durant de longues minutes :
« Est-ce que c’est celle-là ? »
« Non. » lui répondait alors Gou.
« Celle-là ? T’as vu, elle est plutôt jolie… »
« Non, ce n’est pas elle. » lui répondit encore Gou.
Frottant sa barbiche blanche avec insistance, le vieil homme plissa les yeux, finalement inquiet de ne pas voir arriver sa petite fille, quand bien même cela faisait des heures que tous deux s’étaient assis en plein milieu du parking, à deux pas de la porte du petit camping-car d’Honda, ouvert.
Le grand-père alluma sa pipe.
« Elle est rousse, ma p’tite fille. Une jolie rousse je t’ai dit. Tu t’souviens pas ? T’as dû la voir à la maison plusieurs fois pourtant… enfin, ça remonte, c’est sûr. Une petite rousse, toute fine. »
« Peut-être… mais jusqu’ici je vois pas de rouquine. Peut-être qu’elle s’est teint les cheveux depuis. Ça fait combien de temps que vous vous êtes pas vus ? »
Le vieux Gou frotta de nouveau sa barbiche en prenant l’air de réfléchir. Regardant partout autour d’eux, Honda, ce vieil homme noir ventripotent, lui, finit par poser les yeux vers l’intérieur de son petit camping-car, certainement pas prévu pour deux personnes.
« Où est-ce qu’on va l’installer, la p’tite ? J’ai qu’un seul matelas là-dedans, t’as bien vu. On est déjà bien serrés rien qu’tous les deux, alors… »
Se retournant vers son ami, le vieil homme rétorqua :
« Hmmm… nous n’aurons qu’à prendre les deux canapés entourant la table, non ? »
« Tu n’y penses pas ?! Et mon dos, alors ? Et le tiens ? »
« Voyons voyons, Honda… on a fait pire que ça, tu ne crois pas ? Laissons donc aux jeunes et aux dames le privilège des bonnes nuits de sommeil. Nous en avons eu assez. »
Grommelant, Honda croisa les bras puis reprit :
« Hmpf… soit. C’est bien parce que c’est toi. »
Le sujet clos, Gou croisa les bras à son tour, prenant une position en tous points similaires à celle prise par son ami, sans même s’en rendre compte.
De nombreuses minutes passèrent encore, aux abords de cette vieille station-service de campagne, mais rien ne vint.
Il faisait chaud, alors les deux se servirent un peu d’eau. Le temps leur semblait long, alors ils se mirent à jouer aux cartes, attendant de pied ferme leur petite retardataire…